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multiplient, la ville s’étend en largeur, et l’on débouche sur la grande place, presque complètement entourée d’arcades. Estella porte une étoile comme arme parlante, en espagnol Estrella. En dépit de cet emblème, quoique bien bâtie, l’aspect général n’en est pas brillant. Son importance fut grande au moyen âge. Les juifs l’avaient choisie pour un de leurs centres principaux. Quatre ponts de pierre, dont un seul subsiste, réunissaient alors les deux bords de l’Ega : le quartier de la rive gauche s’allonge entre le fleuve et le socle d’un pic fort élevé, très pointu, qui domine la ville. Morne et silencieux, ce quartier servit jadis de premier noyau à la population : ainsi l’attestent ses vieilles églises et ses palais à demi détruits. Un peu plus haut, sur un plateau isolé, pointent les ruines d’un couvent de dominicains, celles-ci beaucoup plus récentes : elles datent de la confiscation des biens du clergé. À travers les voûtes écroulées, les rosaces et les fenêtres béantes veuves de leurs verrières, circulent librement le soleil et la lumière ; les longs murs sans appui découpent dans les airs leur silhouette décharnée, mais majestueuse encore ; le lierre, grimpant jusqu’au faite, a tapissé de son vert feuillage tout un des flancs de la chapelle. À l’intérieur, au milieu des tombes violées, des statuettes mutilées, des colonnes et des pendentifs gisant à terre, les habitans de la pieuse ville ont gravé sur les parois, en prose, en vers, selon l’inspiration du moment, leurs regrets, leurs désirs et leurs espérances.

Ces espérances, ces désirs, on les conçoit sans peine : Charles VII sur le trône, la révolution abattue, les couvens restaurés, — car nous sommes ici en plein foyer de réaction politique et religieuse. Estella, comme on l’a dit, est la cité sainte, la Mecque du carlisme. Déjà en 1825 le premier prétendant, Charles V, y avait établi sa cour, le petit-fils y a demeuré quelque temps : au lieu que dans les trois provinces l’immense majorité est fueriste, soucieuse avant tout des vieux privilèges du pays, en Navarre, où les fueros, depuis 1841, ont en partie disparu, on est plus proprement carliste ; c’est plus que du respect, c’est un véritable culte que l’on porte à la personne et à la famille royales. Une seule chose égale ce dévoûment à la monarchie prétendue légitime : la haine profonde, inexprimable, que tous ces gens-là ont vouée aux idées libérales, même constitutionnelles et à leurs représentans. « Des libéraux ici ! — s’écriait une vieille dame, fort respectable assurément, le ton ardent, l’œil en feu, un sourire tout particulier plissant ses lèvres minces, — des libéraux, nous n’en avons pas. Dieu merci !… Dix ou douze peut-être, que l’on voit parfois passer dans la rue, et comme on les reconnaît bien à leur tête de renégats ! » Ces derniers mots étaient dits avec un air de triomphe, un accent sauvage qui me