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présence de zoophytes microscopiques. La nuit vient, il faut trouver sa route à travers les fanaux des divers navires, que nous croisons à intervalles très-rapprochés et dont l’affluence constitue pour les capitaines un des grands soucis de cette navigation; enfin, à minuit, on mouille devant Suez, et le soleil se lève sur une petite oasis qu’on nous indique de loin sur la côte arabe, et qu’on désigne sous le nom de Fontaine-de-Moïse. C’est là, suivant la tradition, que le législateur des Hébreux aurait fait jaillir l’eau d’un rocher par la puissance de sa baguette. A peine avons-nous le temps de regarder sur la côte égyptienne la ville de Suez, son port, ses bassins et le palais que le vice-roi s’y est fait bâtir; un nouveau pilote monte à bord, et nous entrons dans le canal.

Il est peu d’œuvres dont la grandeur réelle s’accuse moins par les aspects extérieurs. Un chenal étroit où l’on est obligé de ralentir la marche, où l’on craint à chaque tour d’hélice de butter contre le talus, ou de s’engraver, de chaque côté des dunes, qui le plus souvent cachent la vue du désert, ou ne laissent voir qu’une étendue de sable indéfinie, quelques postes télégraphiques perdus dans la solitude, voilà tout ce qui s’offre aux yeux. C’est par la pensée surtout qu’il faut juger de la magnificence de l’œuvre, ou bien pour en mesurer la puissance d’un coup d’œil, il faut voir, comme nous en eûmes l’occasion, un des plus gros navires de notre flotte de transports, le Tarn, s’avancer majestueusement, les vergues amenées, couvert de monde, au milieu du désert, et chasser devant lui, comme un mascaret, le flot qu’il déplace, tandis que, rangé dans une gare d’évitement, le paquebot lui livre respectueusement passage. On arrive ainsi aux Lacs Amers, ancienne dépression du désert où les travaux de M. de Lesseps ont ramené les eaux qui jadis les avaient sans doute remplis et y avaient laissé leurs dépôts de sel; la route est balisée à travers cette mer intérieure de création humaine, puis on reprend au sortir le canal jusqu’au lac Timsah. A l’extrémité du lac, un point sombre indique un peu de verdure : c’est Ismaïlia; cette vue est pour moi le signal d’une séparation. Désireux de visiter l’Egypte, je laisse le Sindh continuer jusqu’à Port-Saïd et Marseille et, après avoir dit adieu, non sans regret, à mes compagnons de voyage, je monte dans la chaloupe à vapeur du pilote qui me dépose à Ismaïlia.

Sans le khamsin qui souffle avec violence, soulevant des flots de poussière aveuglans, on pourrait se croire dans quelque village de la Crau. Ismaïlia avec ses masures de torchis, badigeonnées, alignées, ses rues tracées et non construites, ses prétentions européennes et sa sécheresse désolante, est l’un des points du globe les plus laids que j’aie vus. Presque toutes les maisons sont abandonnées et tombent en ruine; la raison d’être de cette ville, jetée de