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quand la littérature chrétienne prit naissance, le contraste n’était plus aussi complet entre elles qu’au début, et quoique parties de principes contraires elles arrivaient à se rapprocher. M. Comparetti me semble traiter ces transactions avec beaucoup trop de sévérité ; il va trop loin, lorsqu’il dit d’une façon générale et sans faire de distinctions « que l’idée chrétienne, quand elle endosse la forme de l’art antique, n’arrive qu’à un bizarre travestissement, » et « qu’il faut avoir le voile épais de la foi sur les yeux pour ne pas trouver cet accouplement ridicule et grotesque. « Il n’y a rien de grotesque dans Prudence, que M. Comparetti a le tort de confondre avec les poètes latins du moyen âge. Quand on le lit sans préjugé, ses sentimens de piété sincère ne semblent pas trop mal à l’aise dans son hexamètre virgilien. Il a trouvé quelquefois le moyen « de faire des vers antiques sur des pensers nouveaux, » et son exemple permet, je crois, de supposer que l’art ancien et la nouvelle doctrine n’étaient pas aussi incompatibles que l’affirme M. Comparetti et qu’il y avait quelque espoir qu’on pourrait un jour les accorder. Dans tous les cas, il n’est pas possible de dire qu’il y avait une antipathie radicale entre le christianisme et Virgile. Précisément Virgile faisait partie de ces païens chez qui l’ancienne religion avait déjà pris quelques-uns des caractères de la nouvelle. Aussi l’église ne lui fut-elle jamais sévère ; elle consentit même avec le temps à l’avouer pour l’un des siens, et alla jusqu’à le mettre, avec les sibylles et les prophètes, au nombre de ceux qui avaient annoncé la venue du Christ. Dès lors il n’y avait plus de moyen que le christianisme lui témoignât quelque rigueur, et c’est ainsi que, loin de nuire à sa réputation, comme on pouvait le craindre, il servit à l’augmenter.

Ce n’était pas assez d’avoir survécu au triomphe du christianisme, la renommée de Virgile eut encore la chance d’échapper à la barbarie. On ne lisait guère au Ve et au VIe siècles, pendant que les barbares se disputaient les débris de l’empire romain, mais il restait encore quelques écoles où s’élevaient les clercs, et Virgile continuait à y régner. Son souvenir ne périt donc pas tout à fait, au milieu de cette ignorance croissante, seulement il ne fut plus connu que comme il plaisait aux grammairiens de le présenter. À l’époque précédente, si l’on donnait quelquefois de lui une idée fausse dans l’école, l’élève devenu homme, redressé par la pratique de la vie et l’usage du monde, relisait le poète, et, dans ce rapport direct avec lui, il apprenait à le connaître et à le comprendre, il n’en fut plus de même au moyen âge. L’homme emportait alors de l’école toute sa provision de savoir et n’y ajoutait guère dans la suite. Son jugement était formé, quand il quittait ses maîtres, ses habitudes prises, son esprit prévenu. Il continuait à voir toute sa