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entière, absolue ? Le chancelier de l’empire germanique a bien des cordes à son arc. Il n’est pas seulement l’homme, des actions hardies et des inspirations soudaines, il est aussi l’homme des longues et utiles patiences. Il ne lui est jamais arrivé de cueillir un fruit avant qu’il fût mûr. Voilà deux ans qu’il se recueille et qu’il se tait. Quel est ce fruit auquel il veut laisser le temps de mûrir ?

M. de Bismarck affirmait l’autre jour au marquis de Salisbury que si le conflit venait à éclater, il garderait une complète neutralité. Il protestait en même temps de ses sympathies pour la Russie et déclarait que « la vieille amitié des deux peuples, scellée par des liens de famille, ne permettait pas au cabinet de Berlin de se faire l’intermédiaire de conseils à adresser au cabinet de Saint-Pétersbourg. » On n’a jamais poussé plus loin la délicatesse dans l’amitié. — J’aime trop mes amis pour leur donner des conseils ou leur adresser des remontrances qu’ils ne me demandent pas, disait quelqu’un ; en retour, je compte qu’ils m’aimeront assez pour ne pas se fâcher si je profite de leurs fautes. — Voilà le code de l’amitié réduit en deux points ; c’est moins compliqué que les onze points nécessaires pour faire le bonheur d’un Bulgare. Que M. de Bismarck aime beaucoup les Russes, on peut en douter ; mais il est hors de doute qu’il est bienveillant et sympathique pour leurs projets, qu’il a vu sans déplaisir se réveiller la question d’Orient. Les journaux qui passent pour recevoir ses inspirations ont toujours été très durs pour la Turquie, et ils ont prodigué les encouragemens à la politique du prince Gortchakof, tout en faisant parfois des réserves presque menaçantes à l’endroit du panslavisme. Il ne tenait qu’à M. de Bismarck de tout empêcher, comme il le fit au lendemain de Sadowa, dans l’hiver de 1866 à 1867, lorsqu’il refusa obstinément d’associer son action à celle du cabinet russe pour provoquer des soulèvemens en Turquie et amener l’Autriche et la France à réviser le traité de Paris. La Russie dut renoncer à son projet, qui en 1875 a obtenu un meilleur accueil sur les bords de la Sprée. Depuis deux ans, la presse officieuse de Berlin n’a cessé d’arborer le disque blanc pour annoncer que les ambitions russes trouveraient la voie libre, qu’on pouvait aller de Saint-Pétersbourg à Constantinople en train direct sans s’exposer à de fâcheuses rencontres. On assure que M. de Bismarck disait un jour au comte Andrassy : « Ne nous mettez jamais dans la nécessité d’opter entre vous et la Russie. » On rapporte aussi que le ministre des affaires étrangères de la monarchie austro-hongroise ayant exprimé ses inquiétudes pour l’avenir, ses appréhensions au sujet des embarras que lui préparait la question d’Orient, M. de Bismarck lui répondit : « Calmez-vous, beruhigen sie sich, mein lieber Graf, il ne faut pas toujours prévoir le pire, les choses n’iront pas si mal que vous le pensez, es wird nicht so arg werden. » Un journal anglais disait tout récemment que « l’empire