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deux mains jointes et reste dans cette posture, prêt à subir le joug pour se soustraire au trépas. Le Tartare, lui, méprise tellement la mort qu’il ne cède jamais : il mordra l’arme qui vient de le traverser. Ni déserts, ni fleuves ne l’arrêtent. De longues perches qu’il attache à la queue de trois ou quatre chevaux liés ensemble lui tiennent lieu, quand une rivière se présente sur sa route, de bac et de radeau. Le khan de Crimée a moins encore que l’empereur de Russie à se préoccuper, de la subsistance de ses troupes. Chaque homme se rend à l’appel qui convoque la horde avec deux chevaux au moins ; il monte l’un et abattra l’autre lorsque viendra le tour de ce second cheval d’être mangé. Le troupeau qui doit nourrir l’armée de cette façon ne la quitte jamais ; les rations de la horde galopent avec elle. Vous rencontrerez rarement un cavalier tartare qui n’ait une jambe de cheval ou quelque autre portion de cet animal suspendue à l’arçon de sa selle. C’est la seule viande dont un vrai Tartare semble faire cas ; il la mange sans pain et la préfère de beaucoup à la viande de bœuf ou de mouton. Bien qu’il apprécie le lait de brebis et de vache, qu’il ait même coutume d’en emporter en voyage de grandes jarres, le sang chaud du cheval, le sang bu au moment où la veine ouverte le laisse échapper, est encore pour les petits-fils de Djinghis-khan le meilleur des breuvages. Avec le cheval, la source même peut manquer ; le Tartare y suppléera par une saignée plus ou moins copieuse.

On comprend que de pareilles armées soient faciles à mettre en mouvement. Aussi le territoire russe est-il envahi une ou deux fois par an. Le khan ne conduit pas toujours l’invasion en personne. Quand il juge à propos d’en prendre la direction, ce sont 100,000 ou 200,000 hommes qui s’ébranlent. Autrement ce ne sont que courtes et soudaines irruptions généralement tentées avec de moindres forces. Au temps de la Pentecôte, ou plus souvent encore au temps de la moisson, les Tartares commencent à rôder le long de la frontière. C’est aussi l’époque où les Russes font leur levée annuelle et cherchent à pressentir sur quel point va éclater l’orage. S’ils s’attendent à une attaque en masse, ils ne se contentent pas de rassembler leurs 65,000 cavaliers habituels ; ils font avancer avec leur infanterie « le château roulant. » Cette forteresse mobile n’est autre chose qu’une double palissade portée sur des charrettes ; on la peut au besoin développer sur un espace de 6 ou 7 milles. La chose est bientôt faite. Le bois a été taillé de telle façon qu’une pièce s’ajuste à l’autre. Entre les deux murailles l’intervalle réservé aux soldats n’excède pas 9 pieds. Il suffit que le fantassin ait la place nécessaire pour charger et décharger son mousquet ou pour darder sa pique par les embrasures. Fermé aux deux extrémités, le château roulant protège très efficacement l’infanterie contre des gens