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pouvoirs aux mains d’un homme ? Le président Grant devrait-il à l’éclat de ses services, à sa popularité encore intacte et à la complaisance intéressée d’une moitié du congrès, de devenir le premier d’une nouvelle série de césars ?

Ces craintes ne parurent point chimériques aux républicains libéraux, qui, à la voix de Sumner et de Carl Schurz, se séparèrent du gros de leur parti et essayèrent d’empêcher la réélection du général Grant en 1872[1]. Leurs efforts furent impuissans ; il sembla même aux observateurs superficiels que la réélection de Grant fut un triomphe, puisque sept ou huit états seulement donnèrent la majorité à son compétiteur : c’était un mirage décevant. Si Grant eut 81 pour 100 des suffrages du collège électoral, il n’eut en réalité que 55 pour 100 des votes exprimés dans les élections du premier degré. Les voix données à sa candidature ne dépassèrent guère que de 500,000, sur plus de 10 millions, le nombre de celles qui se portèrent sur la liste opposée.

L’attitude nouvelle prise par quelques-uns des hommes les plus considérables du parti républicain, la scission qui s’était produite dans ce parti, et par suite le nombre tout à fait imprévu des suffrages obtenus par Horace Greeley, avaient causé de vives appréhensions à ceux qui avaient intérêt à voir se perpétuer le mode de gouvernement appliqué au sud : il semblait, à les entendre, qu’un changement de personne dans l’administration suffit à remettre en question les résultats de la guerre. La réélection de Grant fut donc accueillie avec un véritable sentiment de délivrance, et, comme il était évident que tout autre candidat aurait succombé devant la coalition des républicains libéraux et des démocrates, la reconnaissance et l’enthousiasme des républicains noirs ne connurent point de bornes. Non-seulement il fallait rendre grâce au ciel de cette élection-préservatrice, mais tous ceux qui avaient à cœur l’achèvement de l’œuvre immense entreprise par le peuple américain, tous ceux qui voulaient la régénération de la race noire par la liberté et la vraie foi chrétienne, avaient le devoir de travailler à assurer à cette grande œuvre, par une troisième élection, l’appui de l’homme qui seul en avait rendu le succès possible et qui seul pouvait la mener à bonne fin. Ainsi parlait plus d’un prédicateur méthodiste, et les journaux faisaient écho à la chaire. Le général Grant lui-même sembla croire à une sorte de prédestination, à une mission particulière et divine pour laquelle il devait se tenir prêt, et le message inaugural par lequel il reprit officiellement les rênes du

  1. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1872, l’Élection présidentielle aux États-Unis, par M. Ernest Duvergier de Hauranne.