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vocabulaire de la guerre on appelle une embuscade, struggle for life.

Tant de fièvre et d’inquiétude ne peut aller sans beaucoup d’irritabilité. Celles des citoyens des États-Unis en général et des états de l’ouest en particulier sont fort célèbres ; mais celle des citoyens de Californie est aux précédentes ce que le superlatif est au simple comparatif. Là un méchant bon mot peut vous coûter la vie, ce qui élève la carrière de journaliste à la hauteur d’une carrière héroïque. Un nouvelliste satirique imprime qu’un certain citoyen dîne à What Cheer house et se cure les dents au Grand-Bétel, ce qui aurait probablement, il y a une trentaine d’années, équivalu à dire chez nous qu’un tel individu dînait chez Flicoteaux et se curait les dents sur le perron du café de Paris, cherchant ainsi à couvrir sa pauvreté d’une ostentation de dandysme ; le lendemain, le satiriste était étendu mort sur la voie publique. M. Dixon aperçoit un jour sur une terrasse un individu qu’il connaissait de réputation. « N’est-ce pas monsieur un tel ? — Oui. — Eh bien ! présentez-moi. — Hum ! dit mon ami, un natif d’Oxford, c’est un peu téméraire ; nous ne nous sommes pas vus dans, ces derniers temps, mais la dernière fois que nous nous sommes rencontrés il m’a tiré au visage. — Il vous a tiré au visage ! — Oui, nous échangeâmes des coups de feu. Il n’y eut pas de mal. Aussi longtemps que nous pourrons nous éviter, les choses iront bien ; mais, si nous nous parlons, le sang peut être répandu. » Les femmes rivalisent avec les hommes d’irritabilité et d’adresse de tir. Il n’y a pas de sexe faible en Californie. « Une tireuse au pistolet de la force de Laura Fair vaut une vente de mille exemplaires à un journal du soir. Ayant une intrigue secrète avec un homme marié et ayant fait l’expérience que le cours du faux amour n’est pas plus doux que celui de l’amour vrai, Laura charge son pistolet et tue son amant, froidement et en plein jour, en présence de sa femme et de ses enfans. Laura est une héroïne. Jugée pour meurtre et acquittée sur l’excuse de folie produite par l’émotion, elle vit dans le grand style, donne des bals et spécule sur les fonds publics. Peu de dames sont aussi souvent nommées aux dîners élégans, et les journaux notent ses faits et gestes comme les mouvemens d’une duchesse pourraient être notés dans Mayfair[1]. » Si l’égalité entre les sexes est encore une chimère dans nos vieilles civilisations retardataires, elle est une très solide réalité en Californie, où les femmes ont conquis des droits dont nos utopistes ne se sont pas encore avisés, par exemple celui de pouvoir commettre un crime sans qu’il en résulte pour elles le plus léger inconvénient. La balance n’étant pas et ne devant pas être de

  1. C’est exactement l’aventure qui a été transformée en récit romanesque par Mark Twain dans son Age doré, à cela près que le nom de Laura Fair a été changé en celui de Laura Hawkins. Voyez l’étude de M. Bentzon dans la Revue du 15 mars 1875.