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véritable père du paysage moderne. « Dans les situations diverses où je me suis trouvé, écrivait-il, quelques-unes ont été marquées par un tel sentiment de bien-être qu’en les remémorant, j’en suis affecté comme si j’y étais encore. Non-seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnans, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. » Voilà le paysage d’impression, et il a été cultivé dans ce siècle par de grands maîtres, qui ont pénétré dans l’intimité de la nature comme on n’avait pas su le faire avant eux. Ce qu’ils avaient éprouvé dans tel endroit, dans telle saison, dans tel mois de l’année, à telle heure du jour, ils ont chargé leur pinceau de le dire ; ils nous ont expliqué moins ce qu’ils avaient vu que ce qu’ils avaient senti. Le ciel, les arbres, les rochers, les eaux qui courent ou qui dorment, n’étaient pour eux que des signes, des symboles, des vocables, les mots d’une langue qu’ils savaient parler et que nous comprenons tous quand on la parle clairement. Les aurions-nous compris, s’ils avaient parlé turc ou chinois ?

L’impressionnisme raisonnable et raisonné a ses grandes entrées au Salon ; il y fait cette année une brillante figure. Nous ne connaissons guère de plus beau paysage que la Prairie du Bourbonnais de M. Harpignies. Par la grandeur ingénieuse de la composition, par la noblesse de l’ordonnance et des lignes, par la fermeté du dessin, par la solidité presque géométrique de la construction, par la sévère subordination des détails aux masses, cette prairie fait penser au Poussin ; mais ce n’est point un paysage scénique, un théâtre préparé pour de grands personnages, pour les célébrités de l’histoire ou de la mythologie. Que viendraient faire ici Orphée ou Diogène ? M. Harpignies nous fait voir son pré tel qu’il l’a vu lui-même par un effet du matin ; il y fut apparemment le plus heureux des hommes et des artistes, il nous initie à ses joies. De cette belle toile se dégage une impression intime et pénétrante. Nous sentons que l’air y est frais, il circule partout et nous le respirons à pleins poumons. Nous sentons aussi que l’herbe est tendre ; heureuses les vaches qui la broutent ! Ces chênes versent aux gazons une ombre moelleuse ; on voudrait s’y asseoir et y perdre son temps à suivre du regard ces lignes de collines qui fuient si bien, ces petits nuages gris et blancs qui voyagent dans un ciel transparent, léger, tendre et doux. Le Poussin faisait des prairies héroïques ; celle de M. Harpignies est tout humaine, les héros ne s’y sentiraient pas chez eux, il y faut mettre des vaches et des rêveurs.

C’est aussi une œuvre d’impressionniste que le superbe paysage de M. Pelouse, à la fois sombre et éclatant, qu’il a intitulé : une Coupe de bois à Senlisse. Ce fourré éclairci par la cognée, ces