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un corps de vaillans émigrés. Celui-là ne demandait qu’à se battre et prit part aux campagnes des Russes en Helvétie. Bien accueilli d’abord à Saint-Pétersbourg, il éprouva ensuite plus d’une déception. « On le traite assez mal, dit Rostopchine avec un ton de contentement ; comme c’est une espèce d’aventurier, héros et Français, il saura se remettre. » Ainsi c’est l’héroïsme même du prince de Condé qui sert de texte aux railleries de Rostopchine. Ce duc de Richelieu auquel la reconnaissance des Russes a élevé sur les boulevards d’Odessa une statue de bronze, et qui du haut de son piédestal semble contempler cette flotte, ces ports qu’il a créés, cette grande cité qu’il a fait sortir du désert, Rostopchine n’est pas long à régler son compte. « On lui a annoncé le cordon bleu, je suppose que c’est pour la découverte de la Mer-Noire à Odessa, de même que Langeron a eu 40,000 roubles de rente pour avoir fait la rivière du Boug. »

Si la société française de l’ancien régime est vraiment si frivole et si vicieuse, si l’émigration ne se compose que de princes méprisables, de nobles qui ont « lâchement abandonné » leur roi, d’aventuriers prétentieux et incapables, ne doit-on pas savoir gré à la nation française d’avoir secoué le joug de parasites fanfarons et dangereux ? Si la France royaliste est à ce point misérable, la France révolutionnaire ne mérite-t-elle pas quelque sympathie ? Comment ses violences mêmes envers de pareils « faquins » ne seraient-elles pas excusables ? Comment refuser son admiration au vaillant effort de ce peuple soulevé tout entier contre le despotisme et l’invasion, battant les vieilles troupes d’Autriche et de Prusse avec des régimens de conscrits, opposant aux marins d’Angleterre des paysans improvisés matelots, reportant chez les rois agresseurs « non le fer et la flamme, mais la liberté ? » Le comte Rostopchine est trop de sa caste pour entendre quelque chose aux droits de l’homme. Propriétaire de paysans serfs, maître absolu de ses esclaves, sujet et favori d’un maître absolu, toute son éducation, tous ses instincts font de lui l’ennemi de la révolution. Le boïar moscovite a pour cette grande tentative d’émancipation humaine une haine sans bornes. Les Français de la révolution, ce sont « les brigands universels, » « l’engeance infernale » qu’il faut anéantir. De là son indignation contre les calculs et les hésitations des coalisés : « La destruction de la république française vaut bien la peine qu’on lui sacrifie de petits mécontentemens ! » Mais l’aversion de Rostopchine fait la part plus belle à la France démocratique qu’à celle des nobles émigrés : pour celle-ci, pour « sa majesté le roi Louis XVIII, » comme il appelle ironiquement le comte de Provence, son mépris est presque sans mélange ; pour celle-là, sa haine est mélangée de terreur, et c’est la seule manière dont un Rostopchine pût lui rendre hommage.