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suspendu. La fièvre de la brosse, ses violences et ses brutalités ne dissimulent pas assez le labeur et l’absence d’inspiration véritable qui se traduisent un peu partout. Toutefois les cadavres accrochés au gibet ont des qualités fort grandes ; ils constituent la partie intéressante du tableau, et nous donnent la mesure et le caractère du talent de M. Becker. On retrouve là cette précision de contours, cette facture minutieuse et soignée particulières à M. Gérome. On retrouve aussi son goût spirituellement archéologique dans cet arrangement d’armes étranges et d’oripeaux bizarres qui égaie la partie supérieure du gibet.

Il y a donc dans cette grande toile deux tableaux absolument différens comme caractère : l’un qui est personnel à l’auteur et contient sept académies bien dessinées, très faites, d’une exécution un peu mince et sèche, mais précise, ferme, scrupuleuse, correcte, et un autre tableau d’allure fougueuse qui n’est que le résultat d’un emportement passager.

L’artiste qui a peint avec tant de soin ces cadavres aux formes jeunes et élégantes a trop d’esprit et de critique pour ne pas voir combien est vulgaire cette mise en scène de mélodrame, pour ne pas constater qu’il est mal à l’aise dans ce décor absolument faux et conventionnel, qu’on prendrait pour l’œuvre d’un vieux décorateur connaissant à fond les procédés du métier, mais sans enthousiasme et sans aucune illusion.

M. Jules Goupil n’avait nul besoin de recourir à une excentricité de costume pour attirer l’attention. Les qualités de son talent ne sont pas de celles qui passent inaperçues. Le gigantesque personnage qui apparaît dans le tableau intitulé En 1995 est dessiné avec une sûreté et un aplomb que l’on rencontrerait difficilement ailleurs. Tout est peint avec autorité dans une harmonie calme et contenue qui laisse tout son éclat à une tête lumineuse, parfaitement modelée, et d’un caractère original. C’est là vraiment une fort bonne figure et qui révèle un talent dans toute sa maturité. Lorsqu’un peintre en arrive à ce degré d’exécution, il a pour ainsi dire charge d’âmes et le public est en droit de lui demander autre chose qu’une robe superbement peinte et une tête remarquablement modelée ; il ne peut plus être un virtuose étonnant et stérile. Les sujets manquent-ils à M. Goupil, n’a-t-il pas l’univers tout entier, le monde sans limite de l’histoire et de la fiction pour lui fournir le sujet d’une œuvre digne de son talent ? Est-ce de lui qu’il doute, ou du public ? Ne semble-t-il pas dire : Voyez dans quelle impasse se trouve un peintre remarquable à une époque de doute universel, de petitesse morale, où l’on ne demande aux arts que des sensations pour l’œil et des amusemens faciles pour l’esprit, où tout élan poétique, toute conception élevée, tout ce qui