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ton père et ta mère, prends ta croix, et suis-moi, » et avec le vieux réalisme moscovite, avec le réalisme habituel du raskol, il prend ce conseil à la lettre et le met littéralement en pratique. Pour les stranniki, il n’y a de vertu que dans l’abandon d’une société régie par l’enfer, il n’y a de salut que dans l’isolement, dans la fuite. Ils quittent leurs biens et leur maison, leur femme et leurs enfans, ils quittent le village et la commune où ils sont légalement inscrits, ne voulant avoir ni famille, ni domicile. En signe de rupture avec la société, les pèlerins rejettent les passeports et tous les actes pouvant établir leur identité ; c’est là la marque, la formalité essentielle de l’entrée parmi les vrais chrétiens. Au lieu de passeport, l’errant porte des papiers avec des maximes de la secte ou simplement une croix avec des sentences de ce genre : « ceci est le vrai passeport visé à Jérusalem. » Ils pratiquent une sorte de communisme, se considèrent comme moines et se donnent les noms de frère et de sœur. Comme les plus rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui suivant eux ne sert qu’à couvrir le péché. À la vie conjugale, ils préfèrent les relations illicites sous prétexte que l’homme marié se voue éternellement au mal, tandis que chez les célibataires les faiblesses des sens trouvent déjà leur punition et leur purification dans la condamnation des hommes[1]. Sans demeure régulière et sans moyens réguliers d’existence, les errans ont parfois recours au vol et au brigandage, se justifiant toujours par ce principe, que, le monde étant sous la loi de Satan, toute attaque contre la société est une protestation contre la domination de l’enfer.

Une pareille secte ne peut exiger de tous l’application immédiate de ses maximes. De là le partage des stranniki en deux classes, en deux ordres de fidèles, et le point de départ d’une organisation qui peut les rendre redoutables. Les adeptes du strannitchestvo se divisent en deux catégories, les errans proprement dits, les pèlerins ou coureurs, qui mènent la vie en fuite, et les domiciliés, les sédentaires ou les mondains, qui demeurent dans la vie ordinaire, dans la maison et la famille. Ces derniers ont pour mission de donner asile à leurs frères plus avancés, ce qui leur a valu le nom d’hébergeurs ou d’hospitaliers, strannopriimtsy. De ces deux classes d’adhérens, formant une société à deux degrés, les uns sont les initiés de la secte ou les professes de la communauté, les autres en sont les catéchumènes ou les novices. Les premiers seuls reçoivent le baptême de la secte, baptême qui se donne de nuit dans des lieux déserts, et qui oblige ceux qui l’ont reçu à mener la vie des saints, la vie de pèlerin. Dans leur répugnance pour la société et

  1. Zapiska o strannitcheskoï erest, Sbornik, t. II, p. 44.