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quelque assurance positive du côté des principautés ? se demandait-on alors dans les offices de Downing-Street… Il n’en fut rien cependant : les Russes sortirent de l’Autriche sans salaire, comme ils y étaient entrés sans arrière-pensée, et les troupes de Paskévitch évacuèrent les pays des Carpathes pures de tout butin. Un jeune et fougueux orateur dans les chambres prussiennes, du nom alors encore peu retentissant de Bismarck, — celui-là même qui, quinze ans plus tard, devait méditer de porter le « coup au cœur » et armer les légions de Klapka, — admirait à ce moment l’action éclatante du tsar, et exprimait seulement le regret patriotique que ce rôle magnanime ne fût échu à son propre pays, à la Prusse : c’était à la Prusse de porter assistance à son frère aîné en Allemagne, à « son ancien frère d’armes[1]… » Mais il est permis de supposer que, même avec un roi si loyal et si poétique que Frédéric-Guillaume IV, les choses se fussent passées bien moins galamment qu’avec le barbare du nord, et que pareille assistance prussienne eût coûté à l’empire des Habsbourg telle partie de la Silésie, ou telle part d’influence sur le Mein…

Est-ce à dire pourtant qu’en intervenant en Hongrie l’empereur de Russie n’ait fait œuvre que de pure chevalerie et d’amitié platonique, n’ait eu aucun souci de son intérêt personnel et du bien de son empire ? Non certainement, et le tsar avait trop de loyauté pour n’en pas faire franchement l’aveu. Il intervint en Hongrie non-seulement comme l’ami des Habsbourg, non-seulement même comme le défenseur de la cause de l’ordre contre la révolution cosmopolite ; le motif le plus puissant pour le décider fut la présence dans l’armée hongroise de généraux et officiers polonais qui entendaient porter la guerre jusque dans les pays soumis à la domination russe. Dans son manifeste du 8 mai 1849, Nicolas s’exprimait ainsi : « L’insurrection soutenue par l’influence de nos traîtres de la Pologne de l’année 1831 a donné à la révolte magyare une extension de plus en plus menaçante,… sa majesté l’empereur d’Autriche nous a invité à l’assister contre l’ennemi commun,… nous avons ordonné à notre armée de se mettre en marche pour étouffer la révolte et anéantir les anarchistes audacieux qui menacent aussi bien la tranquillité de nos provinces. » Le langage était clair et franc, ainsi qu’il convenait à un souverain ayant le sentiment de sa dignité. Ce souverain entendait rendre service aussi bien à lui-même qu’à son allié ; il allait étouffer chez le voisin un incendie qui menaçait d’atteindre ses propres domaines, et, en faisant acte d’intervention, il faisait en même temps acte de conservation bien entendue.

  1. Séance de la chambre prussienne du 6 septembre 1849. Ce discours n’est pas reproduit dans le recueil officiel des discours de M. de Bismarck publié à Berlin.