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prisonniers destinés au tribunal révolutionnaire, et que ce jour-là au moins on avait vu épargner son nom, c’est-à-dire sa vie. Hélas ! pour quelques admirables traits d’amour respectueux, chevaleresque, et de délicatesse héroïque qui, là comme ailleurs, ne pouvaient être que l’exception, mais qui suffisent pour honorer la nature humaine, quel revers à cette glorieuse médaille de l’honneur et du dévoûment ! La foule était là, comme ailleurs aussi, avec ses instincts, avec ses passions brutales, exaspérées par le péril de la mort prochaine, avec son incurable légèreté, ses vices frivoles ou grossiers. Ce spectacle inspirait au poète des vers d’une amertume extraordinaire et comme brûlans de mépris :


On vit, on vit infâme. Eh bien ! il fallut l’être ;
         L’infâme après tout mange et dort.
Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître,
         Où la hache nous tire au sort,
Beaux poulets sont écrits ; maris, amans sont dupes.
         Caquetage, intrigues de sots ;
On y chante, on y joue, on y lève des jupes ;
         On y fait chansons et bons mots.
.................
L’un court et l’autre saute, et braillent, boivent, rient,
         Politiqueurs et raisonneurs,
Et sur les gonds de fer soudain les portes crient,
        Des juges tigres, nos seigneurs,
Le pourvoyeur paraît. Quelle sera la proie
         Que la hache appelle aujourd’hui ?
Chacun frissonne, écoute, et chacun avec joie
         Voit que ce n’est pas encor lui.
Ce sera toi demain, insensible imbécile[1].

Les deux procédés poétiques d’Alfred de Vigny et d’André Chénier, si contraires dans leur but et dans leurs effets, s’expliquent également bien ici. M. de Vigny a vu à distance, choisi ses traits et ses couleurs, idéalisé en un mot. André Chénier a vu de près la réalité, trop souvent laide, triviale ou frivole ; il l’a stigmatisée ; son âme fière souffrait de tout ce qui ôtait au malheur un peu de sa dignité, de tout ce qui diminuait les victimes. Il était résolu à mourir debout, le mépris sur les lèvres. Il ne se consolait pas que tout le monde autour de lui ne sût pas souffrir et mourir ainsi.

Et cependant, lui aussi, même dans les tristesses de cette vie, quand il était touché d’un sentiment profond, il savait mieux que tout autre jeter sur la réalité le prestige éblouissant de ses vers et mettre à un front choisi le rayon qui ne s’éteint pas. Dans ces

  1. Pièce restée inédite jusqu’à la publication de M. Gabriel de Chénier. Nous noterons comme inédits tous les vers qui nous ont été révélés dans cette dernière édition, pour faire apprécier l’importance de cette restitution longtemps attendue.