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contre lui avec une violence effroyable, le traitant avec plus de mépris encore que de fureur, lui reprochant sa perfidie, son impudence, lui demandant « comment il osait se dire étranger à la mort du duc d’Enghien et à la déchéance des Bourbons d’Espagne, quand c’était lui, lui Talleyrand, qui les lui avait conseillées de vive voix, et même par écrit ! » Ségur connut immédiatement tous les détails de la scène par plusieurs des personnages qui s’y trouvaient ; on la lui avait racontée sous le coup de la première émotion. Un de ces témoins irrécusables ajoutait que « pendant cette longue et foudroyante explosion de colère méprisante et de gestes menaçans, ce qui l’avait frappé le plus avait été l’attitude et la physionomie muettes et dédaigneusement impassibles de Talleyrand, debout et accoudé contre la cheminée de la salle de ce conseil. » Il est vrai que, si ce fut là son maintien en face de l’outrage, il ne tarda guère à se dédommager. « Je tiens d’autres témoins, dit Ségur, que ce personnage sortit alors du palais, toujours calme en apparence, le sourire sur les lèvres, affectant même de prononcer quelques mots indifférens, et qu’il se fit conduire chez une dame de sa société intime, mais que là, les portes du salon à peine refermées sur lui, débondant enfin, et sa colère s’étant fait jour par un impétueux torrent des plus étranges juremens et imprécations contre l’empereur, il lui voua une haine éternelle et la plus implacable des vengeances. » Dans une belle étude sur Talleyrand insérée ici même[1], M. Mignet avait noté exactement cette rupture de Napoléon et de son grand chambellan au commencement de l’année 1809 ; Philippe de Ségur en donne les détails d’après les témoignages les plus dignes de foi. Il ajoute même que le surlendemain, sa place de grand chambellan ayant été donnée à Montesquiou, Talleyrand reparut en pleine cour devant Napoléon aussi impassible que l’avant-veille. Était-ce bravade ou soumission ? Ni l’un ni l’autre ; c’était prudence et dignité. Ces détails si curieux ne font que confirmer le jugement de M. Mignet sur ces deux hommes, « dont l’un pouvait tout tant que duraient les succès, dont l’autre pourrait beaucoup si jamais commençaient les revers. »

Voici quelque chose de plus curieux encore sur les manœuvres secrètes des ennemis personnels de Napoléon. Ségur rappelle que le lendemain de Wagram, le 7 juillet 1809, une proclamation mensongère de Bernadotte ayant attribué la victoire au corps d’armée saxon qu’il commandait, ce corps d’armée avait été immédiatement dissous et Bernadotte renvoyé en France. Là, fort bien reçu dans sa disgrâce par Talleyrand et Fouché, il était naturellement mêlé à

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1839, le Prince de Talleyrand, par M. Mignet.