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sans rien lui demander, pas plus pour les sujets immédiats du sultan que pour les provinces tributaires. Rompant résolument avec ces habitudes du passé, M. de Beust, qui venait de prendre en ce moment la direction des affaires en Autriche, écrivait dès le 10 novembre 1866 à son ambassadeur à Paris que, tout en désirant conserver le trône du sultan, « l’Autriche ne saurait refuser ses sympathies et son appui dans une certaine mesure aux populations chrétiennes de la Turquie qui ont parfois de justes réclamations à élever, et qui sont rattachées à quelques-uns des peuples de l’empire d’Autriche par des liens étroits de race et de religion. » Interpellé quelques jours après (28 novembre) par l’envoyé de Russie près la cour de Vienne, le ministre autrichien n’hésita pas à répondre qu’il était disposé à favoriser parmi les chrétiens d’Orient « le développement de leur autonomie et l’établissement d’un self-government limité par un lien de vassalité. » Enfin, dans une dépêche remarquable adressée au prince de Metternich et datée du 1er janvier 1867, M. de Beust alla jusqu’à proposer « une révision du traité de Paris du 30 mars 1856 et des actes subséquens, » en annonçant d’avance son désir de faire, dans l’arrangement à intervenir, la part très large à la Russie. Il n’eut pas de peine à démontrer que « les remèdes à l’aide desquels on a cherché, dans le cours des dernières années, à maintenir le statu quo en Orient se sont montrés insuffisans à maîtriser les difficultés que chaque jour est venu accroître. » — « La physionomie de l’Orient prise dans son ensemble, continuait la dépêche, se présente aujourd’hui sous un aspect essentiellement différent de celui qu’elle avait en 1856, et les stipulations de cette époque, dépassées qu’elles sont sur plus d’un point important par les événemens survenus depuis, ne répondent plus aux nécessités de la situation actuelle. » En un mot, M. de Beust ne visait à rien moins qu’à une intervention collective des puissances européennes dans les affaires de la Turquie, sans se dissimuler qu’en pareille conjoncture « il y aurait lieu de tenir compte, dans une mesure convenable, du rôle naturel qu’assure à la Russie en Orient la communauté des institutions religieuses, » et en indiquant clairement la nécessité de relever l’empire des tsars des conditions onéreuses qui lui furent imposées dans la Mer-Noire, « afin de se ménager par une attitude conciliante le concours sincère de cette puissance dans les questions du Levant. »

Le projet était hardi à coup sûr, il ne laissa même pas de choquer violemment les esprits en France. N’était-ce pas là en effet rayer d’un seul trait un passé de dix ans, perdre tout le fruit de la guerre de Crimée? On avait quelque répugnance à s’avouer que le traité de 1856 n’existait plus depuis longtemps, hélas! depuis le