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monumens historiques. Il y a dans nos campagnes et dans nos villes assez d’églises, assez de monumens du passé qui chaque jour sont transformés selon le goût du temps, ou sont abattus pour faire place à de plus agréables ou de plus commodes. Qu’il y ait au moins une classe d’édifices placés au-dessus de ces vicissitudes du goût public.

L’histoire et la science réclament également le maintien intégral de nos monumens historiques. Ce sont souvent les parties que l’on prétend modifier qui pour l’archéologue ont le plus de valeur. Pour nous en tenir au même exemple, voici la voûte de la nef d’Évreux que l’on veut reconstruire sur un type nouveau. Cette voûte, dont l’ogive est peu accusée, dont les arcs-doubleaux formés d’une simple plate-bande semblent encore tout romans, est un monument précieux pour l’histoire de l’art. A en juger par ces formes archaïques, autant que par les annales de la cathédrale en partie brûlée en 1195 dans le siège de Philippe-Auguste et presque immédiatement relevée, cette voûte ogivale serait une des plus anciennes, peut-être même la première construite en Normandie. Elle tendrait à faire reporter l’introduction de l’ogive dans cette province à une époque plus reculée qu’on ne le fait d’ordinaire, aux premières années du XIIIe siècle, si ce n’est aux dernières du XIIe. Et c’est un pareil témoin, un pareil texte d’architecture, que l’on est en train de détruire pour y substituer une voûte à ogive plus accentuée, à ogive banale ! Il est vrai que les promoteurs de cette modification diminuent de près d’un siècle l’antiquité de la voûte qu’ils veulent faire disparaître. Cette controverse même montre les inconvéniens et les dangers d’un semblable système d’altérations arbitraires. Les monumens qui par d’apparentes anomalies ou bizarreries prêtent aux discussions et aux recherches savantes sont précisément ceux qui, dans les reconstructions modernes, se trouvent le plus exposés aux modifications, aux corrections. L’architecte chargé de la réparation est-il lui-même un archéologue ayant des théories sur l’histoire de l’art, le péril n’en est que plus grand. S’il rencontre des détails de structure qui ne lui paraissent pas d’accord avec ses idées ou le résultat de ses études, l’archéologue architecte sera fortement tenté de les modifier suivant son propre système. Alors même qu’il saurait résister au désir de faire disparaître des preuves ou des argumens qui contrarient ses théories, l’homme de l’art qui est en même temps un homme de science reste exposé à des soupçons qui ne peuvent être entièrement dissipés que par une seule chose, le respect absolu des formes anciennes.

L’histoire et la science ont intérêt au maintien intégral de toutes les parties de nos vieux monumens : pourquoi ne pas leur donner satisfaction ? Est-ce l’intérêt de l’art qui est en opposition avec