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I

Le 31 janvier 1874, je prenais à la gare de l’Est mon billet pour Odessa avec l’idée de m’y embarquer pour Poti et de continuer sans interruption jusqu’à Tiflis. Tiflis même ne devait être pour moi qu’une étape entre la France et la Perse. Pour tout dire, l’excursion que j’allais entreprendre à travers le Caucase n’était rien moins qu’une promenade d’agrément. Désigné quelque temps auparavant pour remplir les fonctions d’attaché à la légation de Téhéran, j’avais reçu l’ordre d’être à mon poste avant le printemps, et je suivais pour m’y rendre la seule route qui soit praticable en hiver[1]. Le voyage, qui en tout autre temps m’eût paru fort enviable, me souriait donc médiocrement, et la perspective de voir l’Orient poudré à frimas me semblait une maigre compensation à tant de fatigues. La saison, il est vrai, était d’une douceur invraisemblable. A Paris, l’automne continuait à tenir bon malgré les almanachs. On m’assurait qu’il en était de même dans toute l’Europe ; en faisant diligence, j’avais chance de jouir de cette prolongation inespérée de beaux jours au moins jusqu’en Asie, peut-être d’y devancer la neige. Je m’aperçus vite du contraire. Dès Munich, une bise glaciale me soufflait l’hiver en plein visage ; à Vienne, la neige tombait à gros flocons ; en Pologne, elle arrêtait notre train et me barrait la route. J’en profitais pour visiter Cracovie, qui vaut mieux qu’un coup d’œil jeté du wagon ; mais j’atteignais la Mer-Noire avec un retard de deux jours, et je manquais le bateau de Poti.

Le voyageur qui, en hiver, arrive pour la première fois à Odessa par le chemin de fer se trouve tout d’abord singulièrement décontenancé. Il a lu qu’Odessa est une ville de 100,000 habitans, bien bâtie, avec de belles places, de beaux monumens. Son imagination a travaillé sur cette donnée et s’est construit à l’européenne une ville de 100,000 âmes sur le modèle de nos grandes cités commerçantes. Le train s’arrête devant une gare en planches, ouverte à tous les vents ; des traîneaux grossiers ayant sur leurs sièges des cochers vêtus de peaux de bêtes sont rangés à l’entrée. Un troupeau de portefaix se précipite sur les bagages comme sur une proie. Avant que le voyageur ait eu le temps de faire un signe, ses malles sont jetées pêle-mêle sur le premier véhicule qui stationne à

  1. La route d’Astrakan est dès l’automne formée par les glaces, et ne se rouvre guère qu’à la fin d’avril. Celle de Trébizonde à Tauris, obstruée par les neiges, est d’ailleurs d’une longueur insupportable. Le voyageur n’a d’autre ressource en hiver que de traverser le Caucase dans toute sa largeur et de joindre la Caspienne en un point où la navigation ne soit pas interrompue.