Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/378

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dispersés suivant les hasards de la guerre ou du campement. On n’a pas donné suite à ces projets.

Pour moi, je trouve aux sépultures anglaises de Crimée une certaine poésie. On les rencontre partout, à chaque détour du chemin, dans chaque repli de terrain ; elles encombrent littéralement le sol de la Tauride. Sur la tombe des braves, ni fleurs, ni ornemens ; l’herbe sauvage croît sur eux. Est-ce un motif pour troubler leur sommeil et remuer leurs cendres, pour exproprier des sujets britanniques de leur dernière demeure ? L’immense étendue du terrain qu’ils couvrent, l’ubiquité de ces cimetières, donnent une idée immense, exagérée, des pertes de l’Angleterre. Un seul Anglais tient maintenant autant de place sur la terre de Crimée que tout un régiment français. Les soldats de la reine ont gardé tout le pays qu’ils ont un moment occupé. Ils le garderont, ils y tiendront jusqu’à la fin des temps une funèbre garnison. Comme des conquérans, enveloppés dans leur habit rouge ou leur plaid écossais, ils dorment sous la glèbe de leurs champs de bataille. Cette sépulture négligée va bien à cette terre sauvage qui les a dévorés. Il y a des stèles renversées, des inscriptions effacées : vaut-il mieux pour le défunt être confondu dans une des tombes fraternelles du cimetière russe ou dans un des caveaux du cimetière français ? Les dégâts depuis vingt ans sont en somme peu considérables. Ce sol, qui est à tout le monde et à personne comme aux premiers jours de l’humanité, conserve longtemps les tombeaux : témoin les kourganes de la Crimée orientale, qui tiennent bien autrement de place que les cimetières anglais. Pourquoi donc les morts ici seraient-ils à l’étroit ? L’indigène, quoique barbare, a un respect instinctif pour une tombe, — surtout quand il n’y soupçonne pas de trésors. La superstition respectable des Turcs a longtemps préservé les tumulus de la Troade contre les recherches de nos archéologues. Celle des Tatars montera la garde autour des enclos britanniques. Ils sauront vaguement que là sont les cendres d’anciens braves. Dans cent ans, comme après ces vingt ans écoulés, je doute que le nombre des cimetières anglais ait beaucoup diminué, — à moins que la civilisation ne vienne bouleverser le pays. Dans cent ans, la pluie et le soleil auront effacé quelques inscriptions ; mais à ce moment est-ce la pierre seule qui aura oublié ces noms ? Les monumens dureront bien autant que la mémoire des hommes.


IV. — LE MONASTERE DE SAINT-GEORGE ET BALAKLAVA.

Le monastère de Saint-George a eu pendant la guerre d’Orient une certaine célébrité : c’est là que fut longtemps notre quartier-général. Il est renommé dans toute la Russie par son antiquité et sa