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l’aristocratie, s’honorait de son amitié. Notre temps n’accorde plus de favoris aux souverains ; mais plus est glacée l’atmosphère qui les enveloppe, plus ceux qui, ont quelque noblesse d’âme doivent apprécier parmi la banalité de tant d’hommages une affection sûre, discrète, constante. La souveraine que van de Weyer avait vue monter sur le trône lui accorda de bonne heure une confiance dont il était bien digne ; avec le temps, dans la longue et souvent douloureuse épreuve du pouvoir, cette confiance se changea en un sentiment d’amitié véritable. Il n’était pas jusqu’à la terre anglaise qui n’eût pris en quelque sorte possession de van de Weyer. Non loin de Windsor, sur la lisière de la grande forêt royale, il vivait, quand il n’était pas à Londres, de la vie du gentilhomme anglais. Il aimait à se promener dans les sentiers de ce beau domaine, destiné à devenir la terre patrimoniale de ses enfans et petits-enfans. Il avait posé la première pierre du château de New-Lodge, qui devait être le centre de sa nombreuse famille et recevoir tant d’hôtes illustres. Plus il se sentait, qu’on me passe le mot, devenir Anglais, tenu, attaché par les liens du cœur, de la pensée, par ces influences mystérieuses qui sortent des choses matérielles, par tout ce qui est cher ou doux à l’homme, plus le doute le plus léger sur les sentimens de l’Angleterre devenait douloureux et poignant. Tiendrait-elle toutes ses promesses ? Seule, garantirait-elle l’indépendance de la Belgique contre des maîtres du continent ? Se réfugierait-elle derrière les clauses qui avaient rendu cette garantie collective ? La complaisance que l’Angleterre témoignait en toutes circonstances à son allié de Crimée, au signataire des traités de commerce, aurait-elle toujours des limites précises, inflexibles ? Le mépris croissant qu’elle affectait pour les petits états ne finirait-il point par atteindre le petit royaume créé sous son égide ? Quand l’ouvrage de la diplomatie était redevenu une toile de Pénélope, irait-on faire la guerre pour quelques mailles rompues ?

Que de fois, sous les beaux ombrages de New-Lodge, ces redoutables questions ne sont-elles pas venues se poser devant l’esprit de van de Weyer ? Elles hantaient aussi le roi Léopold ; il croyait fermement, comme son ministre à Londres, que la neutralité belge devait se montrer armée ; il avait dès 1853 fait voter un plan de réorganisation militaire, qui portait l’armée belge à 100,000 hommes. La loi du 8 septembre 1859 décida, en cas de guerre, la concentration de la défense nationale sous Anvers, et affecta 50 millions aux fortifications de cette place. Le roi disait à cette époque : « Tant que je vivrai, je servirai de bouclier à la Belgique ; mais il faut que la Belgique subsiste par elle-même. » Il n’avait pas l’ambition du roi qui disait : L’Italia fara da se ; il voulait seulement conserver, en cas d’invasion, une sorte de cordon ombilical avec la