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offensé dès Saint-Cloud et méfiant à juste titre, ferma longtemps les yeux sur un mauvais vouloir qui ne lui échappait point, et quand l’occasion s’offrit de châtier l’insoumis, devenu manifestement rebelle, il ne put se résoudre à le briser et le reçut à résipiscence.

Quels furent les vrais mobiles d’Henri IV en pardonnant à d’Épernon ? Est-ce un témoignage de plus de cette magnanimité qui fut en tant de circonstances l’auxiliaire de la plus adroite politique ? Ramener ce cœur aigri, reconquérir l’ami de sa jeunesse, il le désirait ardemment, — mais sa science du cœur humain lui a-t-elle permis une telle illusion ? J’en doute fort. Est-ce faiblesse ? A-t-il évité de pousser à bout cette intrépidité à toute épreuve, de peur « qu’un beau désespoir alors la secourût ? » Pas davantage : d’Épernon était perdu sans ressources, entre la Provence soulevée contre lui jusqu’à son dernier homme et les armées combinées de Guise et de Lesdiguières, il ne pouvait plus soutenir la lutte ; quelques semaines encore, et c’en était fait de lui et de ses Gascons, s’il ne s’embarquait pas pour passer en Piémont ou en Espagne. J’estime que trois causes agirent sur l’esprit d’Henri IV et sauvèrent le coupable : d’abord la soif du repos, une sorte d’impatience fébrile d’en finir avec la guerre intérieure, et notamment de pacifier cette Provence qui, depuis dix années révolues et avant même que la ligue eût éclaté sur aucun autre point du royaume, était le théâtre des troubles les plus menaçans pour l’état, à cause du voisinage de Philippe II et de son gendre, non moins ambitieux que lui, le duc de Savoie. Il suffit de lire la correspondance du roi dans les années 1595 et 1596 pour juger du degré de véhémence qu’avait pris ce désir. Tout délai, fût-il insignifiant, lui semblait une faute capitale, et sur ce chapitre il n’entendait plus raison de personne. Or, de tous les moyens de rendre immédiatement la paix à la Provence, le plus expéditif sans contredit était de répéter une dernière fois cette parole de grâce que d’Épernon aux abois daignait enfin accepter après l’avoir repoussée avec mépris six mois durant.

Une autre considération pesa sans doute dans la balance. Tous les torts n’étaient pas du côté de d’Épernon, et la conscience d’Henri IV ne pouvait lui dissimuler que son propre défaut de franchise, tranchons le mot, sa duplicité avait contribué pour beaucoup au coup de tête désespéré de son sujet. Quatre ans auparavant, en 1592, au plus fort des difficultés contre lesquelles le roi luttait avec tant d’héroïsme, il avait dû, à son corps défendant, autoriser ce qu’il était hors d’état d’empêcher, je veux dire la prise de possession du gouvernement de la Provence par d’Épernon, après la mort de son frère aîné, le brave, l’habile, le noble Bernard de La Valette, un des plus purs caractères de l’époque. Pour succéder à son frère,