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ainsi avec moi, je veux vous rendre le butin et à bon marché encore. Dix florins ne sont pas trop, il me semble...

— Voici les dix florins.

— Non, je ne les prends pas avant d’avoir rendu l’argenterie. Et maintenant, je voudrais vous dire un mot. Vous êtes entouré de braves serviteurs, mais qui ne pourront peut-être pas empêcher que l’on ne fasse chez vous un jour quelque bonne prise. Puisque vous êtes un seigneur si généreux et si humain, pourquoi ne nous donneriez-vous pas une somme que vous fixeriez vous-même, une somme annuelle?.. À cette condition, nous nous engagerions sur l’honneur à ne vous rien dérober, pas même un bout de corde.

— C’est à voir. Que demanderiez-vous?

— Cinquante florins par exemple, répondit Cyrille sans prendre le temps de la réflexion.

— C’est convenu.

— Et chez qui toucherai-je la somme?

— Chez moi.

— Je ne crois pas demander trop, dit le voleur, nous avons besoin d’un peu d’argent. Le Pacha, vous comprenez, a une gentille bonne amie qui va lui donner un fils...

Il leva son verre, but à ma santé, à celle de ma maison, puis avant de poser le verre, lança les dernières gouttes au plafond, selon la vieille coutume russe.

— J’étais curieux de vous connaître, Cyrille.

— Eh bien! trouvez-vous en moi quelque chose d’extraordinaire?

— Le monde parle de vous comme d’un ogre.

— Et vous avez découvert, dit Cyrille en hochant la tête, vous avez découvert que j’étais un homme faible, misérable, insensé, malheureux comme seul l’homme peut l’être...

— Pourquoi voles-tu? demandai-je.

— Pourquoi? — Il ôta son bonnet et passa la main sur ses cheveux en brosse. — Vous me comprendrez peut-être : je ne suis pas tout à fait aussi sot ni aussi lâche que les autres. J’enrage que tout soit inégal dans un monde qui est l’œuvre du Dieu sage, tout-puissant et bon. Et Dieu nous a tous créés, créés à son image, mais celui-ci hérite, réussit, il vit dans l’abondance, tandis que celui-là manque du nécessaire. Oui, je vous le dis franchement, j’enrage d’être celui-là, de végéter dans l’indigence, n’étant pas né plus mal qu’un autre. J’ai commencé par le travail, j’ai tout entrepris et je sais que cela ne sert à rien : paysan, je luttais contre la grêle, les sauterelles, la maladie des pommes de terre; j’ai été soldat, j’ai fait du commerce, j’ai été cocher au service d’un comte, et là j’ai appris à connaître les caprices des grands; j’ai respiré comme mineur les vapeurs de plomb, j’ai travaillé dans la saline de Kalisch