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également une certaine réalité historique. Ainsi les chroniques nous parlent de deux Dobryna : l’un qui fut l’oncle de saint Vladimir (son neveu dans les bylines) et le plus sage de ses conseillers; l’autre qui fut tué à la bataille de Kalka contre les Tatars en 1224, et qu’on appelait Dobryna de Riazan à la ceinture d’or. Le Dobryna des chansons est aussi représenté comme le fils de Nikita, le riche marchand de Riazan. Même dualisme dans le personnage d’Alécha : il y a dans l’histoire deux Alécha Popovitch : l’un fut tué à la même bataille de la Kalka; l’autre, célèbre sous Vladimir Monomaque par ses victoires contre les hordes nomades, est mentionné à plusieurs reprises dans les chroniques. Un Stavre, centenier de Novgorod, fut emprisonné vers 1118 par le Monomaque. On ne connaît pas de Khotène, fils de Bloud; mais les chroniques mentionnent un Bloud parmi les guerriers de Vladimir Ier ; c’est le traître qui l’aida à assassiner son frère Yaropolk. Ilia, bien qu’il s’élève dans la région nébuleuse des mythes, ne perd cependant point pied sur la terre russe. On le fait naître dans un village qui existe encore, Karatchorovo, dans le district de Mourom. Il y a dans ce pays une chapelle élevée sur une source qui a jailli sous le sabot de son cheval, et des paysans qui portent son nom (les Iliouchni), et qui prétendent descendre en droite ligne du héros chrétien. On montre son tombeau dans la catacombe de Saint-Antoine à Kief : il est vrai qu’un voyageur allemand du XVIe siècle, Erich Lassota, a vu le sépulcre du même Ilia, non dans cette catacombe, mais dans une chapelle de la cathédrale. Le peuple a fait de lui un saint et honore ses reliques : même honneur est échu en Occident à Charlemagne, à Guillaume au Court Nez, à Renaud de Montauban. Peut-être Ilia de Mourom a-t-il bénéficié d’une confusion possible avec un autre bienheureux de même nom. Ilia, héros solaire, a bien pu, comme le Hélios des Grecs, se confondre avec saint Élie. En tout cas, dans plusieurs ouvrages hagiologiques cités par M. Oreste Miller, on fixe sa fête au 19 décembre. On ajoute qu’il vivait vers 1188, et que le peuple l’a surnommé saint Ilia le Botté, dénomination qui conviendrait bien à un saint guerrier.


VI.

« L’épopée française, dit M. Gaston Paris, a germé, est née et a fleuri sur un sol tout historique. » Au contraire l’épopée russe est née dans une race dont l’imagination était encore pleine de souvenirs païens. Par là elle s’éloigne de l’épopée française, qui s’est formée cependant à la même époque, pour se rapprocher de la vieille épopée indienne. « Dès ses premiers bégaiemens, continue M. Paris, la poésie populaire française chante des héros très vivans, des actions