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donner par la gendarmerie une manière de passeport. Nous prîmes le chemin d’Olhette, et quand nous eûmes franchi le col d’Ibardin, nous trouvâmes cent cinquante soldats navarrais en tenue de campagne, rangés près du sentier à l’endroit même où j’avais rencontré Paula pendant l’orage. C’était ma propre compagnie sous les ordres de mon lieutenant don Pablo Sarasa.

Des larmes de joie me vinrent aux yeux quand j’aperçus de loin ces bérets rouges, ces capotes grises, ces armes brillantes, et quand mes vétérans, avec de longs hourras, vinrent au-devant de moi et de ma femme. Je ne pouvais me lasser de serrer toutes ces mains de braves. — Don Manuel, don Manuel! criaient-ils, nous ne vous perdrons plus! — Paula fut si surprise de ce spectacle qu’elle oublia son inquiétude, et un moment après elle battait des mains en voyant mes beaux Navarrais défiler dans le sentier sur les pentes verdoyantes du Soubicia. Tout le long du chemin, tandis que le gros de la compagnie nous escortait, quinze ou vingt des plus agiles dansaient devant nous le saut basque, jetant en l’air leurs fusils et poussant des vivats; les autres chantaient à pleine voix leur refrain de guerre : biba, biba don Carlos, gure erreguia, vive, vive don Carlos, notre roi!

Le lieutenant m’avait remis une lettre de Guibelalde qui me donnait l’ordre de me rendre droit à Lesaca, où il me rejoindrait le soir. Il était en expédition. Cet ordre nous fut très agréable, puisqu’il me donnait l’occasion de conduire ma femme à don Joaquin. Je n’ai pas besoin de vous dire le bonheur du vénérable curé lorsqu’il nous donna sa bénédiction dans son presbytère de Lesaca. Ma femme éprouvait une joie d’enfant à se retrouver avec moi dans ce village où elle m’avait rencontré pour la première fois. Don Joaquin nous traita comme un jour de noce et trouva encore dans un coin de sa cave dévastée quelques bouteilles de vin de Tudela pour boire aux fueros et à nos prochaines victoires. — On va te faire commandant, disait-il; moi, je garderai ici ma nièce et j’en aurai soin. — Paula rougissait et me regardait sans répondre. Dans la soirée, les soldats de ma compagnie nous donnèrent le spectacle du zorzigo, qu’on n’avait pas dansé depuis longtemps dans ce malheureux pays. Ils furent en dansant chercher l’une après l’autre les jeunes filles du village pour former avec elles une grande farandole au son des chiroulas. Plusieurs de ces jeunes filles, qui pleuraient un fiancé absent, refusèrent de danser; les autres se laissèrent entraîner, pour faire plaisir, disaient-elles, à don Manuel et à sa femme, car je m’étais fait des amis dans la vallée.

Cependant Guibelalde ne parut point : j’en conçus quelque inquiétude, mais je ne dis rien à ma femme pour ne pas troubler le bonheur de cette soirée. Il faisait à peine jour le lendemain lorsque