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LE MALANDRINAGGIO EN SICILE.

hardi, au bras fort, qui n’a peur de personne et se moque de l’autorité. Quelles que soient ses fredaines, le peuple est toujours pour lui contre la police; un procès criminel, le bagne même, ne le flétriront pas. Bien plus, en regard de la loi s’est établi un code spécial, connu et obéi de tout le peuple et qu’on appelle l’Omertà, le code des gens de cœur. Ce code est en pleine vigueur dans les villes et dans les campagnes, mais à Palerme plus que partout ailleurs. Avant 1860, la police de la capitale était faite par un corps spécial; pour l’organisation en effet, ce corps différait des compagnies d’armes, mais les bravi qui le composaient ne valaient pas mieux que les autres et comprenaient leur devoir de la même façon. Aussi la mafia avait-elle dans la ville pleine et entière liberté d’action; tantôt, s’imposant à l’autorité, elle se faisait sa place jusque dans les administrations publiques, et y vivait sur le budget en véritable parasite, tantôt, accaparant tel ou tel métier, s’en réservait le monopole. Quiconque voulait parler de réforme, tenter une concurrence importune, était par elle menacé de mort; négligeait-il les menaces, un coup de couteau bien appliqué faisait aussitôt justice de l’imprudent en vertu d’un article de l’Omertà ainsi conçu : à qui te prend le pain, prends la vie, à chi ti toglie il pane e tu toglili la vita.

Ce code de l’Omertà prescrit que, pour tout homme vraiment digne de ce nom, le premier devoir en cas d’offense est de se faire justice de ses propres mains; il note d’infamie et voue à l’exécration publique quiconque recourt à l’autorité judiciaire ou consent à l’aider dans ses recherches et son action : « Quand l’homme est mort, il faut penser au vivant; le témoignage est bonne chose tant qu’il ne nuit pas au prochain, » ainsi s’exprime l’Omertà, et malheureusement ces axiomes, d’une vérité contestable, ne sont que trop entendus; il n’est pas d’honnête garçon dans le peuple qui ne croie faire acte méritoire en dérobant un assassin à la justice ou bien en refusant de témoigner contre lui. En 1866, à Misilmeri, on tua, avec des raffinemens de cruauté atroces, 36 gendarmes qui, bloqués dans leur caserne, pressés par la faim, s’étaient rendus. Les commissions militaires qui vinrent faire des poursuites après l’insurrection ne trouvèrent personne à condamner; dans cette ville de 12,000 âmes, il n’y eut pas un témoin. Cicéron constatait déjà dans ses Verrines cette répugnance des Siciliens à témoigner en justice. Leur caractère n’a pas changé, et ce n’est pas seulement la crainte de la vendetta qui les arrête, c’est une sorte d’instinct chevaleresque qui leur enjoint de prendre parti pour l’accusé, instinct que des siècles d’oppression ont fait passer dans le sang. Victime

lui-même, le Sicilien gardera le silence sur son meurtrier, et renoncera à toute idée de vengeance plutôt que de manquer à ce qu’il

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