Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou contre quatre, et que les Allemands avaient été assez éprouvés pour se sentir émus d’une victoire si chèrement achetée ; mais les sanglantes affaires du 6 août avaient une bien autre portée. Sous une apparence d’imprévu, elles n’étaient que le dernier mot douloureusement logique de tout ce qui se passait depuis un mois, depuis vingt jours surtout ; elles résumaient au seuil de la guerre les inégalités, les dangers, les fatalités d’une situation ruinée d’avance, désastreusement compromise dès l’origine. Vainement on pouvait chercher encore à se flatter d’une suprême illusion en se disant que la plus grande portion de nos forces n’avait été « ni vaincue, ni même engagée, » la réalité éclatait dans ce qu’elle avait de plus saisissant et de plus redoutable. La frontière était enfoncée d’un double coup de massue ; l’Alsace restait ouverte et sans défense, les corps de la Lorraine étaient surpris dans la plus dangereuse dissémination. L’armée française était rompue par son centre, et les tronçons dispersés ne pouvaient se rejoindre que bien loin, par-delà les Vosges ; avec un peu de malheur et des hésitations, des contradictions nouvelles, ils étaient même exposés à ne pouvoir plus jamais se rejoindre.

Entre un lever et un coucher de soleil venait de se jouer au hasard, en détail et dans une sorte d’obscurité, une terrible partie qui décidait peut-être de la fortune de la guerre, qui dans tous les cas changeait étrangement toutes les conditions de la lutte. Les Allemands n’avaient eu qu’à peser un peu énergiquement, du poids de leur masse, sur nos premières défenses pour les faire voler en éclats, et maintenant chaque heure tournait au profit de l’ennemi victorieux, maître des entrées de la France, rassuré contre l’intervention de ceux qui auraient pu être nos alliés en Europe et contre nos tentatives par le nord, libre d’appeler toutes ses forces à l’exécution d’un plan longuement prémédité. Chaque heure au contraire ne pouvait qu’ajouter aux périls de la France, réduite à reculer sur son propre territoire, à livrer ou à disputer péniblement nos provinces frontières et à se ressaisir elle-même au milieu des émotions fiévreuses d’une défaite qu’on n’avait su ni détourner, ni prévoir. Le premier résultat sensible, palpable, de la journée du 6 août, c’était la confusion dans la retraite de nos corps vaincus, la déroute morale et politique de l’empire à Paris, l’aggravation du trouble et de l’incohérence dans nos conseils militaires ; c’était de plus, en face d’une désorganisation croissante, le succès déjà presque assuré de ce mouvement d’invasion qui allait se déployer, passant à travers nos lignes rompues, s’attachant à nos pas, pour aboutir d’abord au refoulement de notre armée de Lorraine dans Metz, puis à l’effroyable catastrophe de la Meuse, avant de reprendre son chemin au cœur de la France. Tout est en germe dans ces premières affaires.