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algèbre assez informe; en donnant aux femmes une part de représentation, il croyait naïvement ennoblir la politique, la renouveler, la tirer de ce qu’il nommait avec Bentham les intérêts sinistres, c’est-à-dire les égoïstes préoccupations de classe. Il amenait les femmes sur le champ de bataille des partis comme ces Sabines qui se jetèrent entre leurs parens et leurs ravisseurs. Après avoir émancipé les esclaves, les juifs, les catholiques, les dissidens, l’Irlande, il invitait l’Angleterre à donner un exemple nouveau au monde en émancipant les femmes et en leur permettant d’être quelque chose d’autre dans l’état que des reines.

Il semble qu’il ait cherché dans un travail acharné un remède à sa grande douleur, et qu’il se hâtât en quelque sorte de bâtir à sa femme des monumens philosophiques, en même temps qu’il commençait à Avignon ce mausolée de marbre qui étonne par sa royale splendeur notre temps oublieux et mesquin. Il avait au déclin de la vie une sorte d’ardeur froide et audacieuse : un des premiers, il fait honte à l’Angleterre des sentimens qu’elle laisse éclater au commencement de la guerre de la sécession; il aperçoit du premier coup les vrais caractères de la lutte engagée entre le nord et le sud. « Je n’avais jamais senti à ce point, dit-il, combien il y avait peu de progrès réel accompli dans le sein des classes influentes de mon pays, et de quelle faible valeur étaient les opinions libérales qu’elles ont l’habitude de professer. Aucun des libéraux du continent ne commit la même déplorable erreur. » Mill comprit que le succès du sud serait le triomphe de l’esclavage, la suprématie d’une caste militaire, la destruction sanglante d’un gouvernement démocratique qui, par le système fédératif, a su garantir les droits de la liberté. Sa courageuse conduite dans cette circonstance lui ouvrit les portes du parlement. Il avait eu raison contre tout le monde ou presque tout le monde, et l’Angleterre, souvent aveuglée par la passion, n’est pas encore atteinte de cette cécité sans remède des nations qui, se sachant trompées, n’aiment pourtant plus que ceux qui les trompent. Ce n’est pas l’auteur de la Logique, ni le critique de sir William Hamilton (l’Examen de la philosophie de sir William Hamilton parut à cette époque), qu’allèrent chercher les électeurs de Westminster, c’est le politique qui avait aperçu les dangers d’une rupture entre les États-Unis et l’Angleterre, et qui avait voulu en préserver son pays. Mill fit ses conditions; il déclara qu’il ne dépenserait pas d’argent pour se faire nommer, qu’il ne s’occuperait jamais des intérêts de paroisse et de clocher, et qu’il demanderait le droit électoral pour les femmes. « Avec ce programme, dit un des chefs du parti tory. Dieu lui-même ne serait pas nommé. »

Il le fut pourtant ; ses amis payèrent les frais très considérables de son élection, et la croisade qu’il avait entreprise contre la cor-