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Sire, je suis petit, mais je pèse beaucoup. » Près de lui siégeait un homme d’un tout autre caractère, ancien modéré, M. Esteban Collantès, qui, pour justifier sa présence dans une assemblée mise en interdit par ses coreligionnaires, allégua que beaucoup de gens ne peuvent concevoir la vie ni le bonheur sans le plaisir de jardiner, que son jardin était son collège électoral, et qu’il avait juré de ne jamais le laisser en friche.

Sauf ces quelques épaves des anciens partis, la constituante se composait tout entière de républicains, et ces républicains étaient tous fédéralistes, à l’exception de M. Garcia Ruiz, l’homme le plus isolé d’Espagne, seul partisan connu de la république unitaire, et qui aujourd’hui se trouve avoir racolé un parti considérable. On ne devait pas tarder à constater une fois de plus que rien n’est moins homogène qu’une chambre unanime. Les fractionnemens et les scissions se déclaraient déjà de toutes parts dans cette trompeuse unanimité. Entre la droite, qui obéissait aux sages conseils de M. Castelar, et l’extrême gauche, qui, gouvernée par le marquis d’Albaïda, entendait remanier de fond en comble toute l’organisation sociale, il y avait place pour plusieurs petits groupes, dont chacun avait son chef et son idée, et pour une foule de députés indépendans, lesquels n’avaient d’autres chefs qu’eux-mêmes, ni d’autre idée que celle d’attraper un portefeuille à la grande loterie du scrutin, masse flottante prête à se porter à droite ou à gauche et à prendre parti pour l’hameçon le mieux amorcé. On s’accordait cependant sur un point ; gauche et droite, tout le monde voulait la république fédérale avec toutes ses conséquences. Qu’entendait-on par là ? Quelqu’un proposa d’envoyer aux États-Unis et en Suisse une commission chargée d’étudier sur place le fédéralisme. Les intransigeans se récrièrent ; l’un d’eux déclara que la Suisse était un pays rétrograde, une monarchie déguisée en république. Sans s’informer davantage, l’assemblée proclama d’une seule voix la république fédérale. Aucun des votans n’eût pu dire ce qui venait d’être voté ; les plus clairvoyans craignaient que ce ne fût la guerre civile. Les politiques à formules creuses font l’œuvre de Cadmus ; ils sèment les dents du dragon, cette graine féconde germe, et il sort de terre des idées en armes qui s’entre-tuent.

Avant de faire une constitution, l’assemblée devait faire un gouvernement ; elle alla au plus pressé. Le gouvernement provisoire était à bout de voie ; la majorité et la minorité du cabinet réclamaient l’une et l’autre leur divorce. Las de son portefeuille, le représentant de la politique modérée et conciliante, M. Castelar, désirait se consacrer tout entier à son mandat de député et travailler librement à la propagation de ses idées ; il voulait être le tribun