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en quelque lieu qu’il se trouvât, n’eût point à attendre, ne sachant s’il était à la ville ou à la campagne, elle lui écrivit le même jour à Londres et à Newstead. Pourquoi avait-elle changé de résolution, pour quels motifs acceptait-elle enfin ce qu’elle avait refusé une première fois? Était-elle touchée de l’apparente persévérance de lord Byron, flattée d’une recherche si soutenue, séduite par la gloire d’un grand nom? Qui saura jamais ce qui se passa dans son cœur, à cette époque décisive de sa vie? Elle-même ne l’a dit à personne et ne se rendit peut-être qu’un compte fort imparfait de la complexité de ses sentimens. La reconnaissance d’une part, l’orgueil de l’autre, influèrent sans doute sur sa décision, — sans doute aussi le secret espoir de fixer cet esprit mobile, de le retenir auprès d’elle par le charme de son commerce et de le ramener à la vertu. A moins qu’elle n’ait éprouvé elle-même ce qu’on a spirituellement appelé la tentation de l’abîme, elle put se croire destinée à convertir ce grand pécheur, à devenir un jour l’instrument providentiel de son salut. En tout cas, elle ne se maria point par surprise, elle ne fut pas victime d’un de ces entraînemens auxquels cèdent quelquefois les jeunes filles sans expérience; elle avait pesé depuis longtemps le pour et le contre de cette union, et, quand elle prit son parti, elle le prit en connaissance de cause. Plus tard elle n’aura le droit ni de prétexter de son ignorance, ni de rejeter sur personne la responsabilité de son choix. Elle seule aura voulu épouser lord Byron et l’aura fait librement. On serait même tenté de croire qu’au moment où elle refusait sa main une première fois elle se réservait la faculté de revenir sur ce refus, tant elle témoignait le désir de rester en relations avec lui et apportait de bonne grâce dans sa correspondance. Tandis qu’il se résignait sans efforts à son échec, qu’il frappait à d’autres portes et qu’il se fût certainement marié avec une autre, si une autre l’avait accepté, elle refusait six prétendans de suite, comme si elle voulait se conserver pour lui aussi longtemps qu’elle serait libre. Peut-être l’aimait-elle, peut-être subissait-elle le charme d’une grande renommée littéraire illustrée encore par la légende d’une vie romanesque. Quant à lui, il témoignait une joie sincère, mais exempte de passion. Le sentiment qui perce dans les lettres où il parle de sa fiancée à ses amis est un sentiment d’estime. Il ne lui reconnaît d’autre défaut que d’avoir trop de mérite; en se comparant à elle, il se juge indigne de son bonheur. Il n’entend parler de toutes parts que des qualités de miss Milbanke; on la cite comme un modèle parmi les jeunes filles du nord. « Il n’est pas mauvais, dit-il, que l’un de nous deux ait une telle réputation; de ma part, il y aurait du déficit sur l’article de la morale. » Le mariage fut célébré le 2 janvier 1815 à Seaham, dans le comté de Durham, où demeurait sir Ralph Milbanke.