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ne sont autre chose qu’une véritable décadence. Il est inévitable que, sous l’influence d’une passion égoïste, trop absorbante pour souffrir aucune rivale et qui se résout tantôt en jouissances, tantôt en calculs, tout ce qu’il y a de désintéressé, d’élevé, de délicat, s’abaisse, s’altère de la manière la plus sensible. Où donc une société qui n’a plus d’imagination et d’émotions que ce qu’elle en transporte dans les affaires, dans les plaisirs, dans la représentation extérieure, dans l’éclat factice, trouverait-elle place pour les idées générales et généreuses, pour ces passions abstraites, les plus grandes, les plus fécondes de toutes, qui s’attachent à un idéal quelconque, amour du bien public, patrie, religion, philosophie, art ? Tout cela ne s’éteint pas sans doute, parce que ce sont autant d’élémens aussi vivaces que la nature humaine ; mais cela se refroidit, se rapetisse, se matérialise. Non, sans doute, il ne s’agit pas d’établir que la société française est en masse une nation de spéculateurs, de joueurs cupides, d’hommes et de femmes ne songeant qu’à vivre dans le faste des appartemens splendides, des dîners somptueux, des bals et des équipages, ivres de tout ce qui amuse, flatte les sens, enchante l’orgueil ; mais en réalité on ne déclame pas quand on affirme l’existence du mal, d’un mal assez grave pour devenir un juste sujet d’alarmes aux yeux du moraliste, de l’économiste, de l’homme d’état.

On constate une diminution notable dans le nombre des mariages et des naissances. N’y a-t-il pas entre ce fait évidemment fâcheux et l’exagération des goûts de luxe une relation plus étroite que beaucoup ne l’imaginent ? Cette relation n’a rien de mystérieux. C’est un fait d’expérience que la vie est devenue plus difficile. Beaucoup de choses sans doute ont baissé de prix ou se sont multipliées de manière à devenir accessibles à la masse, dont les ressources se sont accrues. On ne nie pas qu’il y ait plus de gens qu’autrefois qui vivent dans un état se rapprochant du bien-être ; l’augmentation sensible de la classe moyenne en est la preuve manifeste. Il n’en est pas moins vrai que, si l’on excepte les campagnes, dont le sort s’est fort amélioré, la difficulté de vivre s’est accrue sur plusieurs points essentiels par suite de l’augmentation du prix de certains objets de première nécessité, comme le logement, comme les vivres bien souvent, tandis que le revenu de quiconque ne vend pas de produits est demeuré stationnaire, ou ne s’est pas élevé proportionnellement. Dans cette difficulté de la vie, il est impossible d’exonérer le luxe d’une responsabilité considérable. Ceux qui ne le recherchent pas souffrent de cet enchérissement qui en est la conséquence. Les innocens paient pour les coupables, ils subissent eux-mêmes, au moins en partie, le joug des exigences qu’ils n’ont pas créées,