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accompagnaient le roi et qui n’avaient pas eu le temps de déjeuner, achetèrent du pain et un peu de jambon. Après avoir mangé, ils allaient jeter les restes de leur frugal repas, lorsque, se ravisant, ils les gardèrent pour un cas de besoin. Leur précaution fut sage, ces restes servirent, car la reine eut faim. Ce voyage lui fut dur, elle relevait de couches. Cette noble femme, qui a laissé à Madrid un souvenir plein de respectueuse admiration, oubliait sa fatigue et ses souffrances pour penser à l’Espagne, au fatal dénomment qu’elle avait vu venir de loin et qui n’avait pu être conjuré. Elle dit en pleurant à un Espagnol : « D’autres peut-être réussiront mieux que nous à donner la liberté et la paix à ce malheureux pays. Il ne faut pas désespérer de son avenir ; voyez plutôt la France se relevant comme par miracle de ses désastres. » Le roi était soucieux, il interrogeait sa conscience ; il cherchait à se faire dire par ceux qui l’entouraient qu’il avait fait son devoir et pris le bon parti. Il avait reçu trop tard de Florence une dépêche qui l’engageait à résister, à tenir jusqu’au bout. Il ne se réconcilia entièrement avec sa résolution qu’en trouvant à Lisbonne une autre dépêche, par laquelle le roi Victor-Emmanuel lui marquait que, mieux informé, il approuvait son départ. Partout sur son passage les populations lui avaient témoigné leur respect.

L’Espagne ne l’a point regretté, s’étant convaincue depuis longtemps qu’il ne pouvait rien pour son bonheur. Elle ne le plaint pas davantage ; elle sait trop bien ce qu’il a souffert et que son abdication fut une délivrance, et volontiers elle lui dirait ce que disait Panurge au roi Anarche : « Tu ne fus jamais si heureux que de n’être plus roi ! » Mais il n’est point d’Espagnol qui ne rende justice à ses intentions et ne reconnaisse qu’il n’a eu qu’un tort impardonnable, celui d’être impossible.

Ainsi s’est évanoui ce règne éphémère. Si court qu’il ait été, il est plein d’enseignemens, et il en faut recommander l’étude à ceux qui s’imaginent que la royauté agit comme un charme magique, par la seule puissance de son nom, et, dévots à cette panacée, pensent remédier à tout par une monarchie quelconque, instituée ou restaurée d’une manière quelconque, fût-ce à une voix de majorité. L’exemple d’Amédée, roi d’Espagne, est une preuve bien frappante que la monarchie peut difficilement subsister avec le suffrage universel et la démocratie, quand le monarque n’est pas un césar. Il prouve aussi qu’une royauté mal assise est le plus faible des gouvernemens, et que l’élection d’un souverain par une assemblée qui veut échapper, à tout prix aux hasards de la république est quelquefois la plus hasardeuse des aventures.


VICTOR CHERBULIEZ.