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comme une vertu la haine des citoyens les uns contre les autres, humiliait la bourgeoisie allemande par la comparaison avec cette grande bourgeoisie française de 1789 qui « réunissait en elle tout le génie de la France, et qui était l’esprit vivant de son temps et de son pays, » et, par une éloquente exposition de l’histoire entendue à sa façon, prouvait que le temps du quatrième ordre était enfin venu. Alors, avec toute la rigueur d’une déduction scientifique, il construisait le monde nouveau, où il n’y aurait place que pour le travailleur. Les ouvriers de chaque métier s’organiseraient en sociétés locales, dont la réunion formerait une corporation s’étendant sur toute l’Allemagne. Toutes ces corporations, parmi lesquelles on compterait, bien entendu, celle des ouvriers qui travaillent la terre, trouveraient aisément une organisation unique, qui serait l’état social et démocratique. L’état distribuerait la matière première et l’outil, réglerait la production et répartirait le revenu entre tous dans la mesure des services rendus. Ainsi commencerait en ce monde le règne de la justice absolue. Telle était la terre promise que Lassalle montrait aux ouvriers allemands. Il se flattait de les y conduire : s’adressant à la grande majorité des Prussiens, à ceux qui n’ont qu’un revenu insuffisant pour vivre, et qui, d’après une statistique de 1850, souvent citée par lui, forment les 96 pour 100 de la population totale, il les pressait de s’enrôler sous ses ordres et de s’emparer tout simplement de l’état par le suffrage universel.

Il serait superflu de noter dans ce programme de Lassalle l’imitation d’idées françaises; mais c’était l’originalité de cet homme de présenter ces chimères avec un appareil de preuves inattendu et une éloquence entraînante. Il était si supérieur à ses adversaires, soit par la plume, soit par la parole, soit qu’il affrontât dans les réunions les colères des économistes, ou que du banc des accusés il humiliât les procureurs du roi de Prusse, — il avait en une telle perfection toutes les qualités de l’agitateur que l’invraisemblance s’évanouissait, et que ses illusions semblèrent à beaucoup une réalité prochaine. Pourtant on ne saurait habiter longtemps cette région des rêves. Après un an de dictature sur la ligue des ouvriers, Lassalle commençait à sentir le désenchantement. S’il eût vécu plus longtemps, il aurait reconnu qu’il ne pouvait d’un coup créer la société nouvelle, et compris la nécessité des atermoiemens et des transactions. Ses successeurs sont plus sages que lui. Le but final semble avoir reculé à leurs yeux; ils le montrent encore dans leurs programmes, et les deux partis sont d’accord pour proclamer l’avénement futur de l’état social et démocratique, mais leur tactique n’est plus celle du maître. Lassalle était un idéaliste; or l’ouvrier allemand n’entend point du tout vivre d’idéal, et l’on n’obtiendrait de