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Rien. Vienne un antagoniste, et il n’aura qu’à prendre le contre-pied de cette manière d’arranger les choses, il en aura le même droit que M. Heyse, et sa conclusion sera diamétralement opposée. Il n’aura qu’à grossir quelques petites imperfections des héros de M. Heyse, qu’à grandir les qualités que celui-ci reconnaît à ses personnages sacrifiés. Par exemple, il fera du père de Léa un grand artiste méconnu, tournant le dos à la fortune par son attachement obstiné à l’art digne et austère, mais puisant dans la sérénité de sa foi des consolations qui dédommagent son cœur et contribuent à purifier encore son beau talent. Il dépeindra Lorinser comme un apôtre éloquent, brûlant du zèle le plus désintéressé pour procurer à ses semblables malheureux la paix intérieure qu’il possède lui-même, et renonçant héroïquement à la femme qu’il aime quand il voit qu’elle en préfère un autre. En revanche, il fera de Balder un pauvre petit vaniteux bien à plaindre, qui, ne pouvant aspirer à d’autres succès, pose devant son public restreint pour l’esprit fort et le cœur candide, — d’Edwin un pédant qui ne sait parler d’amour aux femmes qu’en mêlant dans un insupportable jargon la substance, Spinoza, l’un, le tout, les « puissances élémentaires, » aux expressions plus usitées du royaume du Tendre, — de Mohr un orgueilleux qui roule de paradoxes en sottises jusqu’au fond de l’abîme, — de Christiane une vieille fille acariâtre dont le caractère vaut juste autant que la philosophie. Voilà nos gens bien habillés, mais nous, en sommes-nous plus avancés?

Si M. Heyse avait compris l’obligation qui s’imposait à lui, il aurait dû procéder de manière à montrer que dans les mêmes circonstances les principes antireligieux de ses héros valaient mieux pour leur bonheur, ou leur consolation, ou leur délivrance, que les principes religieux d’hommes éclairés, sincères et convaincus. A la fin du roman, on aurait dû recevoir l’impression qu’en effet, et toutes choses égales, il est préférable d’adhérer à cette philosophie négative que de continuer, comme le genre humain l’a fait jusqu’à présent, à chercher son recours contre les tentations et l’infortune dans un ordre de réalités supérieur aux misères comme aux iniquités de notre monde. On fermerait le livre, persuadé qu’il vaut mieux en tout état de cause croire que la tombe est le dernier mot de la destinée, et que cette négation de toute vie future est plus efficace pour soutenir la moralité, le courage et l’espérance, que l’instinct mystérieux qui a inspiré à l’élite de l’humanité des attentes si différentes. J’avoue que, ramenée à ces termes, la tâche eût peut-être été d’une difficulté capable d’effrayer l’audace elle-même d’un romancier allemand; mais, je le répète, c’est à cette condition seulement que les Kinder der Welt pouvaient démontrer quelque chose.