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décapités, — sont tous décapités, tous pendus ; — ordonne de couper aussi ma tête rebelle. »

En général, ennemis ou amis du tsar, les hommes de la steppe attirent toujours d’une façon particulière la sympathique attention des masses. Le libre cosaque était en tout l’opposé du paysan serf, et c’est précisément pour ce motif que tout ce qui tenait au cosaque intéressait le mougik. Courbé sous le fouet, les lourdes redevances, la corvée pour le maître et pour le tsar, les réquisitions et le recrutement, il rêvait, lui aussi, « d’aller faire un tour dans la campagne rase, » et de retrouver sous la tente la liberté que lui ont ravie les ukases de Boris Godounof. Ce ne sont que plaintes des gouverneurs, plaintes des propriétaires sur cette fuite du cultivateur et du contribuable vers les rivières du sud, sur cette dépopulation continue de la terre au profit de la steppe. Tout le peuple russe de cœur était cosaque, car tout paysan aspirait à cosaquer. Voilà pourquoi la poésie nationale, elle aussi, incline vers la steppe, et entoure de rayons plus lumineux les vagabonds du Volga que les triomphateurs de la guerre suédoise. Pourtant la gloire russe, la gloire acquise dans la terrible lutte de vingt et un ans n’a pas brillé vainement pour elles. On reconnaîtra dans nos chants quelques-unes des péripéties de ce grand drame du nord qui eut pour dénoûment la mort de la Suède. On y retrouvera Erestfer, Schlüsselbourg, Revel, Wyborg, et celle qui domine tout « le groupe altier des batailles, » Poltava !

Cette histoire de Pierre le Grand par le peuple est forcément bien incomplète. Beaucoup de ses réformes, dont l’ensemble constitue l’une des plus grandes révolutions modernes, échappèrent à la foule. Lorsqu’il organisait l’aristocratie russe sur les bases d’une noblesse de fonctionnaires, qu’il faisait du clergé réduit à l’obéissance une des forces vives de son état, qu’il émancipait la femme russe, établissait des imprimeries, inventait un alphabet et des caractères nouveaux, formait la première bibliothèque civile de sa nation, lorsqu’il créait tout ce qui fait l’état moderne : une administration et une diplomatie, une flotte et une armée, une industrie nationale et une société intelligente, — lorsqu’il enfantait la Russie à la vie européenne, le cosaque nomade ne voyait ou ne comprenait rien, le paysan ne sentait que les épreuves et les douleurs de la transformation. Évidemment il ne pouvait passer dans les chants populaires que ce que le peuple avait saisi, ce qu’il s’était approprié, assimilé, du grand spectacle étalé à ses yeux, et même tout ce que le peuple en a, compris n’est pas arrivé jusqu’à nous. Sans parler des chansons que la négligence des lettrés du XVIIIe siècle a laissées se perdre, qui sont mortes à la postérité avec tel mendiant qui en était resté le dernier dépositaire, combien de ces méditations du paysan et du