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venirs de France avaient imité le général Compans, nous ne serions pas embarrassés pour remonter notre cavalerie.

Lui aussi, « l’homme du destin, » apparaît dans un de ces récits aux yeux troublés d’une pauvre religieuse. « À cette époque, Napoléon lui-même vint chez nous. On m’avait envoyée à la vacherie chercher du lait. Je vais, je reviens avec ma jatte de lait, et je vois que nos Français sont tous en l’air, que tous courent aux portes. J’en arrêtai un que je connaissais, et je lui demandai : — Qu’y a-t-il donc, moussié? — Il se contenta de me faire signe de la main, et continua son chemin. Tout à coup, à la porte du couvent, je vois entrer sur un cheval gris un militaire replet et d’un air si imposant ! Il était coiffé d’un tricorne. Ce n’est qu’après que nous sûmes que c’était Bonaparte. Il y avait derrière lui une suite nombreuse, tous des généraux sans doute. »

Nos témoins oculaires insistent, avec plus d’énergie peut-être que les mémoires déjà publiés, sur le dénûment extrême où se trouvait l’armée de Napoléon après un mois de séjour à Moscou. Avant même les terribles épreuves qui l’attendaient dans sa retraite, on pouvait déjà la considérer comme perdue. Dans les premiers jours, quand nos soldats s’affublaient de robes de femmes ou de chasubles, lorsqu’ils se coiffaient coquettement d’un kakochnik ou pontificalement d’une khlobouque, c’était une fantaisie de vainqueurs, un divertissement de joyeux soldats; mais bientôt une mantille, une soutane, un voile de religieuse, devinrent chose précieuse, et on ne riait plus quand on en couvrait ses membres grelottans sous l’uniforme. « Les généraux de Napoléon passaient souvent les régimens en revue près des étangs du Kremlin. Dans les premières revues, les troupes marchaient fièrement, allègres et étincelantes ; bientôt toutefois elles commencèrent à dépérir avec une rapidité surprenante. Les soldats se réunissaient à l’appel du tambour, sales, déchirés, en bottes percées, et leur nombre diminuait à vue d’œil. En quelques semaines, ils se trouvaient réduits au dernier point de la misère. Mourans de faim, en haillons, en chiffons, ils erraient dans les rues, cherchant un peu de nourriture. » — « Ils étaient vêtus comme en carnaval, dit un autre, et ils n’avaient pas le cœur à la danse. »


III.

Tels étaient les hommes que le destin, un beau jour, avait amenés à cinq cents lieues de la frontière de France dans la capitale semi-asiatique des Ivans, et qui, d’abord enivrés de gloire et de joie guerrière, mouraient déjà de faim et de froid sur leurs lauriers intacts. Passons à l’autre espèce de misérables que renfermait Mos-