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quatre baïonnettes. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux gris, portant un pantalon sombre et une blouse blanche. Il avait été pris dès le 30, non loin de la Pépinière, — un de nos espions très probablement. — Oui, oui, espion, fusillé, fusillé ! — criaient les Prussiens d’une voix rauque en lui montrant les poings. Le malheureux devenait blême et essayait de se défendre. « Il n’était qu’un pauvre paysan... Il allait chercher du vin... On l’avait arrêté, pourquoi ? Il l’ignorait. » Il ne sortait pas de là, et il avait l’air si sincère, il parlait d’un ton si simple et si naturel ! Mais les bourreaux ne voulaient rien croire. — Quant à Hoff, quant à tous les autres, par la boue et la neige, comme un troupeau ils avançaient, et lorsqu’ils traversaient un village, lorsqu’au seuil des maisons les enfans, les femmes, muettes de douleur, les regardaient passer, eux brusquement baissaient la tête pour qu’on ne vît pas leur figure, et ils pleuraient alors de grosses larmes, des larmes de rage et d’humiliation.

On arriva ainsi toujours à pied de Chelles à Mitry et de Mitry à Dammartin. Là on fit halte dans l’église. Les malheureux marchaient depuis deux jours, mais leurs convoyeurs bien repus semblaient se douter à peine que ces hommes pussent avoir faim ; on ne leur avait encore donné du pain qu’une fois, et en quantité dérisoire. Du moins fut-il permis aux gens de Dammartin de venir les voir ; aussitôt toute cette bonne population d’accourir, portant qui de la soupe, qui de la viande, qui une bouteille de vin. Le maire était venu lui-même et présidait aux distributions. Les officiers prisonniers l’attirèrent à l’écart : ne pourrait-il de façon ou d’autre faire évader deux hommes à qui tout le monde portait un vif intérêt ? C’étaient Hoff et le lieutenant. Le maire, un vrai patriote, n’eut pas demandé mieux ; mais aucun moyen n’était réellement praticable. Cependant nos soldats mangeaient, et, mêlés à eux, les habitans de la ville s’étaient répandus dans l’église. Les Prussiens pour l’instant semblaient se relâcher un peu de leur vigilance. Quelle évasion tenter en effet hors de cet édifice nu et dépouillé, dont toutes les issues étaient soigneusement gardées ? L’espion lui-même avait été rendu à une liberté relative. Hoff venait de l’apercevoir : il se tenait près de la porte, la tête en avant, les narines dilatées, tout le corps agité d’un tremblement fébrile, regardant au dehors. En même temps passait une petite vieille chargée d’un panier et d’une soupière. Hoff saisit la soupière, la met entre les mains du malheureux, puis fait le geste de la retirer. — Allons, sauve-toi ! — lui dit-il tout bas. L’homme a compris. Une lutte s’engage entre eux, lui tirant d’un côté, Hoff de l’autre, comme s’il réclamait un reste de soupe, et ainsi bataillant ils se rapprochaient de la porte. En fin de