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mésalliance a brouillée avec les siens. Entre ce portrait et Dorothée s’établit une sorte d’intimité étrange : devant lui, elle rêve, elle parle comme s’il pouvait l’entendre, et les contours, prenant plus de fermeté, le regard plus de feu, lui rappellent l’aimable visage de Will. Un matin tombent dans cet intérieur glacé deux lettres du jeune homme. L’une est adressée à Dorothée, l’autre annonce à M. Casaubon l’honnête intention de vivre désormais de son travail en Angleterre, où il va revenir. De ces nouvelles, Dorothée ressent une joie secrète, aussitôt troublée par le refus formel du mari de recevoir la visite que promet Will, et surtout par le ton d’humeur, d’autorité, avec lequel il signifie sa volonté de se tenir désormais à l’abri des fâcheux. Quelques minutes plus tard, M. Casaubon est frappé d’une attaque d’apoplexie. Alors la pauvre femme est réellement touchante par l’abnégation et l’oubli d’elle-même ; elle se consacre tout entière à des soins incessans, que ne récompense ni gratitude ni tendresse. M. Casaubon n’ignore pas qu’il est condamné par la science, et la crainte de n’avoir pas le temps d’achever la tâche qu’il s’est imposée se mêle à une amère méfiance de l’affection de sa femme. Par une bizarrerie nouvelle, c’est sur lui que l’auteur prétend concentrer l’intérêt ; il proteste contre la disposition générale à plaindre d’abord les jeunes gens. Malgré les paupières clignotantes et les verrues qui choquent Célie, malgré la faiblesse musculaire que méprise sir James, Casaubon est affamé de bonheur comme le reste des hommes, et le bonheur le fuit. Il a cru le saisir le jour où la Providence lui a donné une compagne vertueuse, modeste, bien élevée, — jeune et belle par surcroît ; mais à défaut d’un corps robuste une âme enthousiaste nous est nécessaire pour connaître la joie intense. Outre les déceptions, il a des scrupules de plus d’une sorte, lui qui tient avant tout à passer pour irréprochable : les brochures qu’il a détachées de l’ensemble de son œuvre, toujours à l’état de projet, ont eu un succès médiocre ; il soupçonne l’archidiacre de ne pas les avoir lues, il reste dans un doute pénible sur ce qu’en pensent les grands esprits qui font loi, et garde la conviction qu’un de ses anciens amis a écrit tel compte-rendu dénigrant qui demeure enfermé dans un tiroir secret de son bureau et dans un coin sombre de sa mémoire. Avec la foi dans ses propres œuvres, la foi religieuse de Casaubon s’affaiblit, comme si l’espérance chrétienne en l’immortalité de l’âme dépendait de l’immortalité de la Clé des mythologies. Le mariage, de même que la religion et la science, est, hélas ! pour lui une obligation extérieure qui ne le satisfait ni ne le console ; plus il avance dans la vie conjugale, plus l’idée fixe de remplir ses devoirs domine tout le reste. En vain George Eliot fait dépense de logique et,