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fonctions des organes du corps humain pris dans son type le plus général, à travers la diversité des organisations individuelles et des familles humaines. Le philosophe social a aussi à remplir une tâche analogue.

Sera-ce une raison pour tomber dans un autre extrême et, après avoir tout réduit au pur contingent, se jeter ensuite dans un absolu chimérique ? N’est-ce pas ce que fera M. Proudhon ? On va le voir à la fois s’exagérer ce que les choses humaines présentent dans le passé et dans le présent de confus et d’anarchique, et viser à trouver du premier coup une formule mathématique qui doit faire cesser ce désordre, formule uniforme, définitive, sous laquelle tout doit désormais se ranger. Est-il donc vrai que dans une société où règne la liberté du travail, pour ne parler que de celle-là, tout soit confus, comme il le dit ? L’économiste Frédéric Bastiat, qui n’a fait en cela que développer la principale idée des économistes, a établi d’une manière très conforme à ces exigences de la méthode expérimentale l’harmonie essentielle et fondamentale des intérêts en dépit de leurs conflits partiels et de leurs luttes fréquentes. Ne voir que ce qui les divise et non ce qui les unit, les force à se coordonner entre eux et à se mettre en rapport avec l’intérêt général, auquel les différens travaux doivent s’adapter, c’est une vue incomplète, très peu philosophique et en fait trop peu exacte ; mais qu’il y a loin de cette idée d’un certain ordre existant déjà, quoique imparfait et perfectible, à l’idée qu’on va trouver une panacée, une algèbre sociale, ou, si l’on veut, une astronomie qui coupera court aux perturbations, aux désordres, aux souffrances, et qui donnera à la société la régularité du monde planétaire ! Comment n’insisterait-on pas aujourd’hui surtout sur l’erreur et sur le péril de cette double thèse, la variabilité indéfinie des conditions sociales, résultant du caractère purement relatif qu’on leur suppose, et la recherche d’un absolu destiné à guérir ce mal miraculeusement ? Elle offre un danger tout particulier dans les sociétés démocratiques, dont elle favorise l’esprit inquiet et mobile et les rêves les plus chimériques. Tout devient, tout a chance d’exister à son tour ; voilà dès lors la vérité sociale comme la félicité publique mise au concours des rêveurs plus ou moins systématiques. Chacun produit sa recette, apporte sa panacée. C’est bien assez que la mobilité et l’espérance illimitée d’une perfection irréalisable soient la maladie de la démocratie ; n’élevons pas ces dispositions à la hauteur d’un système et ne leur prêtons pas les encouragemens d’une philosophie sociale décevante.

On se tromperait en s’imaginant que ces idées chez M. Proudhon se sont développées par un pur travail de l’esprit sans