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donner à cette illusion lorsqu’on le voit se prendre et, presque sans hésiter, se présenter lui-même pour ce prophète prédestiné ? Nous en faisons la remarque avec d’autant plus d’insistance que personne, semble-t-il, moins que Proudhon ne devait tomber dans une pareille confusion des procédés qu’autorise la science avec ceux que met en jeu l’inspiration religieuse. Une révélation économique et sociale, presque avec éclairs et tonnerres, sur le sommet enveloppé de nuages de quelque Sinaï, une telle révélation au XIXe siècle, en plein examen, en pleine discussion, qu’est-ce que cela ? Vous figurez-vous un Adam Smith, ou, si vous voulez même, un génie bien supérieur, mais dans ces régions tout humaines, apparaissant sous les traits d’un Moïse ? Esprit sceptique et railleur, Proudhon le sentait bien quand il s’agissait des autres. Les allures de prophète en matière sociale lui étaient suspectes, antipathiques. Il s’est montré impitoyable pour les visées religieuses du saint-simonisme, pour les cosmogonies d’un Fourier ; sa propre méthode était toute critique et négative. Des deux grandes forces qui se partagent l’esprit humain, — le procédé synthétique, qui répond davantage à l’inspiration, aux conceptions d’ensemble, et le procédé analytique, qui décompose le tout en ses parties, n’aboutissant qu’à des vérités partielles dès lors, — il eut surtout le second. Il est même douteux que ses efforts de synthèse l’aient jamais mené à autre chose qu’à tout brouiller et à tout confondre. On peut excuser l’enthousiasme ; il est impossible de fermer les yeux sur ce qui s’y mêle ici d’orgueil incommensurable.

Ce serait le lieu de se demander si le langage que Proudhon tient dans sa correspondance n’exclut pas à d’autres titres encore le rôle auquel il prétend de philosophe social. Un vrai philosophe ne fait contre qui et quoi que ce soit de serment d’Annibal. C’est par un tel serment que Proudhon débute contre les riches. Un vrai philosophe, — tel du moins que nous le concevons, — ne s’occupe pas de savoir s’il est patricien ou plébéien ; né dans les rangs populaires, il s’en souvient pour être plus sympathique et plus secourable aux misères qu’il a connues, mais non pour bâtir des théories sur des ressentimens et sur un accident de naissance. La première condition pour qui veut se connaître et connaître le monde, c’est de garder son esprit libre. Malheur, je dis philosophiquement parlant, à celui qui ne sait faire de sa pensée qu’une arme de combat ! Et, puisque nous cherchons ce qu’est ou doit être un philosophe social, rappelons ce que dit là-dessus M. Sainte-Beuve ; il trace une sorte de portrait idéal d’un tel philosophe. Ce portrait est excellent dans tout ce qu’il renferme ; il n’en est pas moins sous d’autres rapports incomplet. Il nous explique l’excès des