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Théorie de la propriété, dont il donnait une seconde formule adoucie à quelques égards, admettant plus d’atermoiemens, quoique la même au fond dans ses élémens essentiels. On sent bien que la moindre étincelle eût remis le feu aux poudres.

Ce qui achève l’explication du livre de M. Sainte-Beuve, et ce qui en fait comme le caractère, c’est, on ne peut se le dissimuler, une sorte d’affinité sympathique qui s’étend de la personne aux idées ; non certes qu’il soit un disciple, un zélateur ; une telle pensée ne saurait venir à qui que ce soit ; mais, tout en répudiant les violences, les excès de langage, il s’intéresse à cette critique qui touche audacieusement à tant de choses, il l’approuve sur plus d’un point. Il donne raison théoriquement à la critique fondamentale de Proudhon, celle-là même qui porte sur le principe de propriété. Quelque étonnement que cette déclaration puisse causer, le célèbre écrivain n’a pas hésité à la faire. Il faut en prendre son parti : c’est un conservateur sceptique, n’attachant qu’une foi très relative à ce qui constitue la forme et le fond même de notre société, qu’il regarde comme une œuvre purement factice. Il ne reconnaît point ce qu’on nomme droit naturel. Il n’admet que l’utile, et je suis porté à croire qu’il s’exagère les conditions variables de cet utile même. Tout lui paraît pouvoir être fait ou défait soit au gré des législateurs ou du moins des idées et des passions qui dominent. Il semble que la société est pour lui un terrain mouvant où il ne s’élève que des tentes passagères.

Ce sont là, il faut l’avouer, de graves concessions, et qui le deviennent davantage si on ajoute que l’auteur de la Vie de Proudhon va jusqu’à déclarer qu’il croit le socialisme proudhonien destiné à triompher plus ou moins prochainement, non pas assurément dans son ensemble systématique, dans ses théories excessives, mais dans quelques-unes de ses lignes et dans son esprit général. Serait-il donc vrai que le socialisme, quelle qu’en soit la forme, eût en fin de compte raison ? S’il en était ainsi, à quoi ne faudrait-il pas s’attendre ? Quelle peut être aujourd’hui la durée de la résistance d’une société à laquelle manquerait la force morale, et qui serait ou se croirait dans son tort ?

M. Sainte-Beuve n’a point eu la douleur d’assister à nos cruelles épreuves. Il a disparu, laissant un vide regrettable dans la critique littéraire. Le succès de ses livres n’a pas disparu avec lui ; son influence ne s’est point affaiblie. Comment tenir pour inaperçu ce qui sort d’une telle plume malgré ce qu’on peut dire d’une compétence évidemment bien moindre en ces questions d’économie et de philosophie sociale qu’en matière littéraire ? Ce n’est pas que nous prétendions soumettre les questions soulevées par l’auteur de la Vie de