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populaire. L’improvisation est d’autant plus aisée qu’on est peu difficile sur le choix des comparaisons et sur l’expression des sentimens, qu’on ne se soucie pas même toujours de la liaison des idées, comme ce poète Kirghiz qui dit : « Je suis malade, et pense à peine à la nourriture. — Oh ! là-bas, il y a un pin élevé, et la neige est tombée dessus. » D’autres fois le poète insinue des conseils qui n’ont rien de poétique. « Donne une pièce de bétail pour la fille, — et elle sera à toi pour toujours. » La perspective offerte à la jeune fille de partager un cœur occupé déjà par trois ou quatre premières épouses n’est pas non plus de nature à enflammer son imagination. Cependant la nation la plus rude a toujours son idéal, qui lui rend la vie tolérable. Cet idéal apparaît surtout dans les contes populaires. On est surpris de trouver tant de similitudes entre les héros fantastiques de ces récits et les paladins du moyen âge occidental ; mais n’est-il pas naturel que des nomades aiment à célébrer les chevaliers errans ? Ces modèles de la bravoure kirghise luttent contre les enchanteurs, combattent les plus fameux cavaliers, délivrent les infortunées victimes de la tyrannie, reçoivent d’elles des talismans, saccagent les aouls pour plaire à des « sourcils noirs non fardés. » Néanmoins la conclusion de tant de combats et de prodiges ne ressemble guère à celle de nos romans de chevalerie, la belle n’ayant d’autre perspective que d’aller se confondre parmi les femmes de son libérateur.

On voit que, si le moyen âge occidental a pu être nommé « l’âge de la femme, » la vie kirghise ne nous offre rien de pareil. La curieuse histoire de Kougoul, recueillie par un écrivain polonais, M. Zaleski, qui a passé neuf années dans la steppe des Kirghiz, nous donne l’idée la plus exacte de la condition des femmes chez ces nomades. La nouvelle mariée, en entrant chez les parens de son mari, doit, fut-elle fille d’un sultan, se prosterner devant son beau-père et sa belle-mère, et la seule pensée qu’elle veut se dispenser d’un usage qui atteste sa complète dépendance lui attire la gracieuse épithète de « chienne. » Une femme riche, devenue l’esclave du khan, est malgré son âge condamnée à garder les troupeaux et battue impitoyablement quand son maître en est mécontent. L’animal est souvent plus sensible et plus juste que l’homme, et Ile dévouaient du cheval de Kougoul fait contraste avec l’odieux caractère du souverain. La première impression chez ces nomades est d’une violence extrême : lorsque le khan aperçoit Kanisbeg, la sœur de Kougoul, il tombe évanoui. Ses yeux ardens se fixent sur la belle enfant et ne peuvent pas s’en détacher. Absorbé dans cette extase de volupté, il se coupe un doigt, comme les compagnes de Zouléïka, dans une des épopées romanesques des Turcs, se