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c’est-à-dire le seul personnage qui pourrait être tenté de le faire, méprise trop ce genre de poésie pour en avoir l’envie. Les mollahs aiment mieux en composer d’un autre genre, qui, au lieu de conserver les vieilles traditions nationales, servent à propager les idées musulmanes, en même temps qu’elles font subir à la langue la transformation qui a eu lieu chez les Ottomans en introduisant des mots et des formes empruntés à des langues aryennes et sémitiques (le persan et l’arabe). Quelques-unes de ces chansons ont le caractère que les pères de l’église donnaient aux « préparations évangéliques. » Ce sont des récits, en rapport avec l’esprit du peuple, qui contiennent peu de substance religieuse, mais qui préparent les intelligences aux idées de l’islam. Tels sont Bos Dschigit, Hœmra, empruntés à l’Asie centrale, partie en vers, partie en prose, — Sœipul Mœlik, traduit de Névaï, — Satyp Dschasman, Kik, Schar-jar, récits qui se sont fort répandus dans le peuple. Les chants intitulés Bos Torgaï (l’alouette), Sar Saman (le temps d’afflictions), Saman Akyr (la fin du monde), ont un caractère franchement didactique, et ressemblent à ce genre d’enseignement qu’on nomme en Italie dottrina et en France catéchisme. Les plus populaires sont Bos Torgaï et Dschumdschuma. Dans le district de Sémipalatnisky, les chants de livre se sont répandus dans la masse du peuple. Là disparaissent insensiblement les chansons en l’honneur des vieux héros nationaux, qui sont remplacés par les héros de l’islam, comme en Europe les personnages sémitiques de la Bible ont pris place dans la poésie de tous les peuples à côté ou à la place des types indigènes. Le chant kirghiz consacré à Housseïn est un exemple de ces substitutions. Ces faits prouvent que l’islam n’est pas en décadence autant que nous aimons à le croire. En Asie, où il a conquis au cœur même du brahmanisme 25 millions de sectateurs, il gagne du terrain sur le chamanisme et même sur le bouddhisme, comme en Afrique il fait partout reculer le fétichisme de la race nègre. Chez les Kirghiz, il doit immensément à la poésie populaire. M.. Radloff a été témoin de l’effet que produisait la lecture du chant de Dschumdschuma sur les grandes assemblées. Les auditeurs écoutent avec l’attention la plus soutenue, et sur leurs traits on lit l’épouvante que produit la description des supplices réservés dans l’enfer aux musulmans qui n’observent pas les préceptes de la religion. Les « paroles du peuple » sont des proverbes, des bénédictions, des chants de noce, de deuil, des histoires de braves, des contes, etc. Cette littérature est si considérable que le gros volume de M. Radloff ne peut être regardé que comme une anthologie des divers genres.

Les Kirghiz, les Turcomans et autres nomades qui ont su s’élever