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au-devant des écueils, des mirages, on engage sa jeunesse et son inexpérience, on épouse le vieux doge, et c’est ensuite à ne jamais s’en consoler.


F. DE L.


ODÉON. — LES ERINNYES.


La tragédie de M. Leconte de Lisle est une véritable gageure soutenue contre le modèle que le poète se propose d’imiter : on dirait qu’il a voulu trouver quelque chose de plus fort que la force même, et que, pour y parvenir, il a resserré, condensé, ce que le théâtre avait de plus violent. La Clytemnestre d’Eschyle s’associe avec son amant Égisthe pour abattre son époux à coups de hache : à son tour, elle succombe sous le couteau de son fils Oreste après avoir vu poignarder le complice de son forfait. Ces deux crimes, d’où l’auteur grec avait tiré deux tragédies, sont réunis dans un seul drame : la Clytemnestre de l’auteur français égorge son Agamemnon sans qu’Égysthe paraisse, ni qu’elle ait besoin soit d’un aiguillon pour accomplir son forfait, soit d’un aide pour venir à bout du vainqueur d’Ilion. Égisthe ne se montre pas davantage dans l’expiation de cet assassinat : il ne vient ni insulter au souvenir du roi des rois, dont il occupe la maison et le trône, ni enflammer la vengeance d’Oreste par la vue de l’amant et du meurtrier; Clytemnestre suffit à toutes les entreprises et à toutes les horreurs de ce toit maudit des Atrides.

On ne simplifie pas impunément la simplicité même. En supprimant Égisthe, l’auteur a ôté de ce drame un contre-poids nécessaire et renversé l’équilibre des passions qui en forment le soutien. Le fardeau des crimes de cette reine devient trop pesant pour qu’elle le supporte. Ce n’est pas tout; en écartant l’amant, il a réellement effacé l’amour forcené qui fait sacrifier l’époux. Que reste-t-il? La vengeance d’un vieux grief maternel, du sang d’Iphigénie offert aux dieux, il y a dix ans, pour obtenir des vents favorables. Qui peut croire à cet assassinat prémédité durant tant d’années par une mère, quand il n’y a dans sa vie de tous les jours aucun aliment pour entretenir cette fureur? Et puis cette longue préparation du crime, cette embûche ménagée dans l’ombre, est-elle autre chose qu’un attentat, une férocité? Où est le drame, si Clytemnestre n’aime pas d’un amour aveugle autant qu’il est criminel l’ennemi de son époux, le fils de Thyeste, l’homme qui voit déjà entre lui et le fils d’Atrée des injures sanglantes, des haines, des parricides qui ont fait reculer le soleil d’horreur? Il est vrai que le mot d’amour est quelquefois prononcé dans cette tragédie :

J’aime, je règne; et ma fille est vengée!


mais ce n’est qu’un mot, une parole convenue et comme une concession à l’usage de faire Clytemnestre amoureuse. Dans la tragédie d’Eschyle