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nécessaires dont aucune nation moderne ne peut se passer, la sécurité, la liberté et la bonne gestion continue de la multitude croissante des services publics?

L’expérience ne devait point tarder à prononcer à cet égard en démontrant une fois de plus qu’un gouvernement ne peut s’appuyer uniquement sur la souveraineté du nombre, — que, s’il est équitable d’accorder à tous ceux qui contribuent aux frais de la gestion des affaires publiques une part d’influence plus ou moins considérable sur cette gestion, on ne peut la laisser complètement à leur merci. Comme le soutenaient les publicistes doctrinaires, dont le seul tort était de se montrer trop exclusifs sur ce point, la capacité politique est indispensable au plein exercice des droits politiques au même titre que la capacité civile l’est au plein exercice des droits civils. Or qui pourrait raisonnablement prétendre que dans un pays tel que la France, où plus du tiers de la population est absolument illettré, où un autre tiers ne possède qu’une instruction des plus incomplètes, toutes les classes de la population soient, comme le suppose la théorie du suffrage universel, pourvues à un degré égal de la capacité politique? Cette théorie n’est-elle pas visiblement en désaccord avec les faits? Mais quoi ? si « le nombre, » encore plongé dans l’ignorance au point de manquer des premiers élémens de l’instruction, ne possédait pas la capacité politique infuse, n’était-ce pas commettre la plus périlleuse et la moins justifiable des imprudences que d’abandonner à sa discrétion, comme le faisaient les constituans de 1848, les relations extérieures de l’état, la sécurité des personnes et des propriétés avec ces « libertés nécessaires » dont la multitude a fait de tout temps si bon marché? Et à quel moment s’avisait-on de courir cette aventure? Au moment même où le socialisme, escorté par la démagogie, venait de faire sa bruyante apparition en provoquant pour son coup d’essai la sanglante insurrection de juin. A la vérité, cette première tentative de révolution sociale avait échoué, mais le suffrage universel ne pouvait-il procurer aux vaincus une revanche éclatante en leur permettant de refaire « légalement » la société? Ne leur suffisait-il pas pour cela de mettre de leur côté la majorité numérique, et dans l’état d’ignorance du peuple souverain était-ce bien difficile?

Supposons par exemple que le socialisme, après avoir commencé par effrayer indistinctement tous les propriétaires, grands et petits, eût compris qu’il faisait fausse route, et qu’il eût séparé habilement la grande propriété de la petite, supposons, disons-nous, qu’il eût ressuscité le mot d’ordre des partageux de 93 : guerre aux châteaux, paix aux chaumières! n’aurait-il pas eu quelque chance de séduire la multitude besoigneuse des paysans-propriétaires? Ces