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que de faire prospérer une industrie avec un personnel qui pourrait être complètement changé tous les trois ans ou tous les quatre ans, de telle sorte que les bottiers fussent chargés de fabriquer du drap et les drapiers réduits à faire des bottes. On serait probablement très mal habillé et non moins mal chaussé sous ce régime; comment pourrait-on être bien gouverné et administré?

Voilà donc, dans ses traits essentiels, la tâche des gouvernemens modernes. Non-seulement cette tâche est plus vaste que ne l’était celle des gouvernemens d’autrefois, mais encore, en dépit des progrès de la civilisation générale, sans parler du perfectionnement des procédés et des instrumens matériels dont ils peuvent disposer, elle présente un surcroît de difficultés et de périls.

Examinons par exemple à ce point de vue les rapports des états entre eux. Ne sont-ils pas infiniment plus fréquens et compliqués qu’ils ne l’étaient jadis, ne le deviennent-ils pas tous les jours davantage? Les progrès de l’industrie et le développement prodigieux des voies de communication, en mettant en relation tous les peuples civilisés ou à demi civilisés du globe, n’ont-ils point par là même multiplié entre eux les occasions de querelles et de conflits? Ces différends, la sagesse commande aux états plus encore qu’aux particuliers de les éviter; mais enfin cela n’est pas toujours possible, et, comme il n’existe point de tribunaux d’états assistés d’une force publique internationale pour les résoudre, ils ne peuvent être vidés le plus souvent que par la force. C’est ainsi que la civilisation, au lieu de diminuer les risques de guerre, comme il semblait permis de l’espérer, a eu au contraire pour résultat de les augmenter. Elle n’a pas davantage atténué les maux de la guerre. La guerre est plus destructive, surtout elle exerce une influence perturbatrice plus étendue qu’aux époques où la richesse accumulée était moindre et où les relations de peuple à peuple étaient plus rares. La paix elle-même revient aujourd’hui plus cher. L’historien Gibbon, faisant le dénombrement des forces qui suffisaient sous Auguste pour protéger l’empire romain contre les barbares et en assurer la sécurité intérieure, n’arrive qu’à un total d’environ 175,000 hommes. Combien nous sommes loin aujourd’hui de ce chiffre modeste! Et pourtant nous n’avons plus à redouter les invasions des barbares, ce sont bien plutôt les barbares qui ont à redouter les nôtres; la civilisation ne se défend plus, elle attaque. Malheureusement les nations civilisées sont restées les unes à l’égard des autres à l’état de barbarie, et il faut bien qu’elles augmentent leurs défenses à mesure que s’accroissent entre elles les risques de guerre. Il y a un siècle, on se contentait d’armées relativement peu nombreuses, qui pouvaient être levées au moyen