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possible. Si Gottsched, le cygne saxon, avait été Prussien, qui sait si Frédéric n’eût pas mis en valeur ce produit national, comme il encourageait les manufactures de ses provinces? Mais comme le génie littéraire prussien dormait encore, comme la littérature était à Berlin un article d’importation, il suivit ses goûts et préféra les beaux esprits français à tous les autres.

Dévoué à la grandeur de sa maison, méprisant profondément les petits princes d’Allemagne, roi-soldat, et en cette qualité ne voulant que des nobles qui lussent militaires et pas d’autres officiers que des nobles, aimant les lettres par distraction et vanité tout en marchandant les hommes de lettres, monarque sans élévation d’esprit, portant à l’excès le défaut ordinaire des princes, l’égoïsme, administrateur d’une activité jalouse, sceptique accompli et comédien sur le trône, despote qui a chanté l’amitié en accoutumant tout ce qui l’entourait à marcher courbé, ayant fait après tout une grande chose, qui est la Prusse moderne, tel est Frédéric. Il a manqué deux conditions à son nouvel historien pour en dessiner un portrait fidèle : moins de systèmes et de théories mystiques, bonnes tout au plus pour interpréter Cromwell, moins de préventions enracinées contre la France, fort déplacées quand il s’agit d’un roi qui flattait, qui aimait les idées françaises. L’historien s’éloigne autant de son héros par ses passions personnelles que par ses préjugés d’école. M. Carlyle a trop réussi à faire ce qu’il voulait, une image de la royauté selon son cœur, d’un césarisme sans contrôle, d’un gouvernement fondé sur le silence. Son monarque inspiré d’en haut, ayant des révélations spéciales et continues des lois de l’univers, ne peut se tromper, ne peut mentir ni mal faire. Ce n’est pas là Frédéric. Le véritable est dans les écrits de ce prince extraordinaire, pourvu qu’on les confronte avec sa vie. Il n’est pas si singulier, si semblable à un oracle, si pieux surtout : il est plus sensé, plus humain par ses défauts et ses vices comme par ses grandes qualités. On dirait que l’historien de Frédéric a tout lu, excepté Frédéric lui-même.


LOUIS ETIENNE.