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princes, plus contre l’Autriche que contre l’étranger; il se rapprochait non de l’unité, mais, s’il est permis de le dire, de la triade. Il réalisait le plan de la politique française sans la France, ce plan exprimé par Mirabeau en ces termes : « il faut que l’Allemagne ne soit ni à un, ni à deux. » Frédéric voulait qu’elle fût à trois, l’Autriche, la Prusse et la confédération ou ligue des princes, ne prévoyant pas qu’elle put appartenir à un qui ne serait pas l’Autriche.

Ce prince n’eut d’autre pensée toute sa vie que d’agrandir la Prusse, et c’est là sa véritable gloire; il fut le roi des soldats, comme son père, mais pour employer ses régimens à des guerres profitables. Tout son règne, toute sa politique, tous ses écrits sérieux, n’ont qu’un but, relier dans un ensemble un royaume beaucoup plus long que vaste, condenser un empire ouvert à toutes les attaques, faire d’une lisière prolongée et interrompue en plusieurs endroits quelque chose de compacte, acquérir des frontières, et, si l’occasion offrait çà et là des provinces nouvelles, ne les prendre que pour les troquer contre des territoires plus utiles et bornés par de bonnes montagnes. Il continua les traditions de son devancier, le grand-électeur, aussi sagace, aussi patient, aussi cauteleux que lui. Et il n’était pas le seul; en effet, tous les hommes intelligens qui ont gouverné ce pays n’ont eu d’autre politique que celle de lui donner des remparts, et ce pays, enfant disgracié de la nature, pauvre, peu envié de ses voisins, envieux par la force des choses, s’est admirablement prêté à un tel gouvernement. Nulle part les princes n’ont pu avoir à si bon marché un nombre de soldats si fort disproportionné avec le chiffre de leurs sujets; nulle part ils n’ont pu se constituer avec une telle facilité dans la situation du chef de bande guettant sa proie. Il va sans dire que toutes ces réflexions s’appliquent à la Prusse du siècle dernier : il y a sans doute entre elle et celle d’aujourd’hui des différences dont l’avenir seul aura le dernier mot.

Si jamais Frédéric avait eu des sentimens en rapport avec le patriotisme allemand de notre siècle, il les eût dévoilés sans doute quand il était au milieu de la lutte, dans le feu des trois campagnes de Silésie ou de la guerre de sept ans. Quatre ou cinq fois il sembla perdu; c’était l’occasion d’unir sérieusement la Saxe, le Hanovre, la Bavière contre l’ennemi commun. Comment n’eût-il pas fait flèche de tout bois? Il frappait bien à la porte de la France, ce qui n’était pas, je pense, d’un excellent Allemand; il appelait les étrangers sur un sol qui aurait dû lui être sacré. C’est que la nationalité allemande n’existait ni dans sa pensée, ni dans celle d’aucun des princes qu’il avait à combattre. On le voit partout observant ces deux règles, qu’il a consignées dans ses écrits : la première,