Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un malheureux nègre qui a perdu son maître, d’un nègre tout à fait incapable de se diriger. Il n’a de maître ni bon ni mauvais.

« L’histoire, avec un génie fidèle au sommet et une industrie fidèle à la base, pourra espérer alors d’être bien écrite ; elle sera réellement écrite, l’inspiration de Dieu s’employant à illuminer les voies de Dieu : chose trois fois urgente ! Ainsi les nations modernes pourront de nouveau devenir un peu moins athées, de nouveau posséder des épopées (d’une espèce différente de l’ancienne), de nouveau jouir de plusieurs biens dont elles ressentent la privation la plus fâcheuse. »


En attendant que le Shakspeare de l’histoire soit trouvé, il est clair que M. Carlyle s’est proposé lui-même; à défaut d’un plus habile, il essaie modestement de réaliser cet idéal. Schiller avait songé quelque temps à écrire un poème épique sur Frédéric. On devine bien que ce n’est pas là ce qui répondrait aux poétiques aspirations de M. Carlyle : il constate avec plaisir que Schiller abandonna son dessein. L’illustre poète eût gâté le sujet; nous y gagnons d’avoir une épopée d’une nouvelle sorte en sept volumes. Une idée singulière de l’auteur, et bien conforme aux inventions de Jean-Paul et des maîtres qu’il suit, c’est d’avoir imaginé ces êtres fictifs qui portent les noms de Sauerteig (pâte levée) et Smelfungus (flaire-champignons). Il reçoit des communications fréquentes de ces deux personnages, surtout quand l’auteur est embarrassé. Ainsi Homère invoque la muse quand il va énumérer la flotte des Grecs; Virgile en fait autant quand il se va plonger dans le royaume des ténèbres. Aussi bien M. Carlyle, puisqu’il a des prétentions au titre de poète épique, doit-il en réclamer les privilèges. Ces deux guides sont comme les deux muses qui l’assistent. Le premier, Sauerteig, est l’homme inspiré qui lui fait passer les notes où domine le lyrisme; il parle en maître des lois de l’univers, des vues de la Providence, etc. Le second, Smelfungus, est le critique ingénieux qui juge les hommes historiques, et résout les problèmes difficiles. Grâce à leur secours, l’auteur fait jaillir la lumière du chaos entassé par Dryasdust, qui n’est, comme on sait, qu’un nom collectif pour tous les historiens du passé. Au fond, c’est là une plaisanterie infiniment prolongée : soit que le public l’ait fait apercevoir à l’auteur, soit, ce qui m’étonnerait peu, qu’il en ait ressenti lui-même de la fatigue, Sauerteig, Smelfungus et Dryasdust deviennent plus rares dans les derniers volumes, et finissent par disparaître entièrement.