Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et notamment en France. — Mirabeau, Danton, Saint-Just, Robespierre, autant d’avaleurs de formules, swallowers of formulas, destructeurs assermentés par la destinée, pour réduire en cendres un monde pourri, menteur, vermoulu moralement et physiquement.

Si tout cela n’avait pas été mis autrefois en toutes lettres dans des pages que je ne puis appeler éloquentes, ni surtout humaines, mais qui sont originales à coup sûr et spirituelles, nous n’aurions pas sans doute aujourd’hui un interminable tableau des folies vraies ou prétendues de nos devanciers du siècle dernier, de leurs petitesses, de leurs hypocrisies, de leurs roueries misérables, et au centre la figure rayonnante d’un Frédéric irréprochable, vrai, naturel, rarement trompé, mais jamais trompeur. Il fallait au milieu du mensonge universel un homme représentant le génie de la véracité, un roi qui ne ment pas, et ce fut le roi de Prusse ! Ne vous étonnez pas trop de ces assertions énormes, il y a mieux encore. Frédéric a été seul à entendre la voix du ciel, — et comment, s’il vous plaît ? En obéissant aux lois de l’univers, en se montrant le frai fils de la nature, en méprisant les formules, les fausses respectabilités, les décorations de théâtre. Il avait une religion qui ne s’exprimait pas en paroles, qui se faisait entendre par autre chose que les paroles ou par des paroles à contre-sens (voiceless, nay ultra-voiceless, or voiced the wrong way). Telle est la phraséologie moyennant laquelle l’historien habille un prince incrédule, ouvertement impie, en héros du protestantisme, et livre tout le reste au démon en des anathèmes pédantesques. Grâce à la doctrine mystérieuse de M. Carlyle, et surtout au jargon dont il l’enveloppe, les Hohenzollern deviennent des élus de Dieu, et la piété une vertu patrimoniale de la maison de Brandebourg. C’est par piété qu’Albert, le grand-maître de l’ordre teutonique, trahit son double serment à Dieu et à l’empereur, se reconnut vassal du roi de Pologne, lit d’un domaine ecclésiastique et chevaleresque un duché temporel, et d’une dignité viagère une propriété de famille ; ils étaient si déréglés, si peu moraux, ces chevaliers teutons ! C’est par piété qu’Albert, surnommé Alcibiade, viola un traité signé par lui, se retourna contre ses allies, mit en feu l’Allemagne parce qu’il n’était pas content de son lot, se fit battre, se réfugia dans ce pays de France, à la porte duquel ils sont toujours venus frapper dans les heures de crise, et mourut comme un ennemi de la paix publique. C’est par piété enfin, une véritable piété à l’égard des lois de « l’univers » et de « la nature des choses, » que Frédéric le Grand conquit la Silésie et provoqua le premier partage de la Pologne ; cette Silésie n’avait-elle pas été créée pour donner une frontière au Brandebourg, ce