Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le trio des masques nommément, où sans façon elle s’attribuait la partie de dona Anna ; mais elle ne tenait pas le rôle, et, sauf quelques bijoux fameux dont on l’enjolivait, le personnage restait entre ses mains ce que nous l’avions connu jusqu’alors, — tandis qu’avec Mlle Devriès la cantatrice distinguée n’est point seule en évidence, vous sentez là une étude sérieuse, intelligente, du type entrevu par Mozart, et que jamais on n’avait si bien saisi dans son ensemble. Rien ne manque à cette création de la jeune artiste, ni la voix, ni le ton, ni le geste. Son Elvire est une dame qui peut hardiment, et sans risque de se compromettre, courir les grands chemins à la recherche de son mari et subir en pleine rue la complainte narquoise d’un valet. Depuis, Mlle Devriès s’est montrée dans l’Hamlet de M. Thomas, et ce fameux rôle d’Ophélie réputé inabordable a trouvé en elle une interprète des plus remarquables. Jusqu’alors on avait pensé n’avoir affaire qu’à un talent de genre; mais l’Opéra pourrait bien avoir trouvé là sa cantatrice dramatique. Reste à savoir maintenant si la voix résistera. C’est un succès très franc, très réel, que trois épreuves coup sur coup sont venues confirmer, et dont Christine Nilsson, si loin qu’elle soit de l’ancien théâtre de ses prouesses, n’aura pas manqué d’entendre l’éclat.

Le jour même où cette Elvire lui naissait, Don Juan célébrait sa centième représentation depuis la reprise avec M. Faure. Qui jamais se fût avisé de prévoir une pareille destinée? Assurément aucun de ceux qui dans l’origine contribuèrent à la mise en scène de l’ouvrage. Nourrit, tout en s’évertuant de son mieux, ne croyait pas au succès. « C’est se donner bien du mal, disait-il aux répétitions, pour une pièce qui sera jouée quinze fois! » Il se trompait, mais point tant qu’aujourd’hui cela nous semble. Et ce qu’il faut reconnaître, c’est que son manque de confiance n’était pas le moins du monde une injure au public du moment, lequel accueillit le chef-d’œuvre avec ce sentiment d’admiration mêlée d’indifférence que l’homme témoigne d’ordinaire aux choses qu’il respecte, mais dont il use peu. C’est un fait qu’à cette époque la fréquentation du beau n’était pas encore entrée dans nos mœurs. Pour Don Juan, la vraie naturalisation française ne date que de la reprise en 1866. Quand on avait Nourrit, Levasseur, Mlle Falcon, Mme Dorus et Mme Damoreau, le public ne venait point, ou venait sans ardeur ni suite. Plus tard, avec un personnel beaucoup moins brillant (quant aux femmes surtout), la fortune changea complètement; au succès d’estime se substitua le succès d’argent, et maintenant c’est par onze et douze mille francs que les recettes se comptent.

Dire que M. Faure a grande part dans ce revirement n’est que juste. Tout comédien marque ainsi de son individualité certain rôle du répertoire où la popularité l’adopte et le consacre : ce que fut jadis pour Nourrit le Raoul des Huguenots, pour Duprez l’Arnold de Guillaume