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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

être pas vrai ? — que vous vous proposez de labourer vos champs avec la vapeur au lieu de bœufs ; cela est donc possible ?

— Très possible.

— Et supposé que ce soit possible, continua le bonhomme en soupirant, n’est-ce pas un péché, toutes ces inventions nouvelles ? Ne m’en voulez pas, monsieur, ne vous fâchez pas, mais nous autres paysans, tout ça nous semble contraire à la religion, et on dit encore, monsieur le comte, que vous faites tout cela parce que vous ne croyez point en Dieu, parce que vous n’admettez pas que l’homme ait une âme immortelle et que vous croyez qu’il a une âme pareille à celle d’un chien ou d’un cheval.

— Je vais vous répondre, mon ami, dit le comte, aussi nettement que je le pourrai. Croire, c’est tenir pour vraie une chose que l’on n’a pas vérifiée, et on croit généralement ce qu’on désire.

— Ou bien ce que Dieu nous a révélé, interrompit le paysan.

— S’est-il révélé à vous directement ?

— Non.

— Vous acceptez donc ce que d’autres hommes vous donnent comme ayant été révélé ? Je ne dis pas que vous avez tort ; mais, pour moi, je veux savoir. À quoi vous sert votre religion ? Elle vous soutient, vous relève dans votre misérable vie, dans votre rude labeur, elle vous enseigne à aimer le prochain et à mépriser la mort ; mais que direz-vous si ma philosophie m’enseigne la même chose ? si elle me dit de ne pas courir après le plaisir ou après un bonheur fragile et fugitif, mais de supporter mon lot immuable en silence, patiemment, voire avec joie, de tendre au bien sans relâche, de me remuer, de travailler, d’aider le prochain dans la mesure de mes forces ? Voilà pourquoi, mes amis, l’homme n’a pas le droit de s’arrêter, qu’il doit toujours marcher en avant et s’efforcer de maîtriser la nature. Vous nous voyez construire des chemins de fer, ériger des télégraphes, installer des machines, afin de rapprocher les hommes et de faire tomber les barrières de peuple à peuple, — afin que l’homme soit affranchi de la tyrannie des élémens, de la servitude et de la misère, et que son lot devienne sans cesse plus noble et meilleur… Par conséquent, s’il peut être question de péché ici, c’est vous autres qu’il faut accuser quand vous vous révoltez contre les chemins de fer et les machines, et, au lieu de blasphémer, vous devriez remercier le bon Dieu à genoux en voyant la première locomotive traverser votre vallée.

Le comte s’était échauffé peu à peu, et le feu de ses paroles se reflétait en quelque sorte sur tous les visages. Sa vieille nourrice l’embrassa sur le front ; Marcella ne pouvait détacher de lui ses grands yeux lumineux. Le vieux paysan obstiné souriait dans sa